Brunschvicg : destin d’un philosophe sous l’occupation

Léon Brunschvicg (1869-1944) me semble être le philosophe le plus important en France depuis Descartes…rien de moins !

Sa doctrine que l’on pourrait qualifier (si tant est que cela ait un sens de qualifier des penseurs de cette envergure immense) d’idéalisme critique et mathématisant, tout aussi bien que de rationalisme intellectualiste, est celle qui inspire le plus les études menées ici.

Alain Badiou distingue deux grandes tendances en philosophie : la tendance vitaliste, celle de Bergson ou Deleuze, et la tendance rationaliste, celle de Descartes, Spinoza, Malebranche, Brunschvicg, Comte, Simondon, et il se classe lui même dans cette seconde catégorie.

Mais le terme de « rationalisme » peut prêter à équivoque , et Brunschvicg n’a eu de cesse de dénoncer le rationalisme « systématique », qui prétend dériver un savoir absolu, indépassable et total, de principes certains, Hegel étant le représentant le plus évident de ce systématisme.

On lira avec un grand intérêt l’article suivant de François Chaubet sur le destin qu’a connu Brunschvicg lors des années d’occupation, de Juin 1940 jusqu’à sa mort en janvier 1944:

http://publications.univ-provence.fr/ddb/document.php?id=87

Brunschvicg a dû fuir son bel appartement parisien et sa bibliothèque, qui a été pilllée, uniquement parce qu’il était d’ascendance juive (et marié à Cécile Kahn-Brunschvicg, qui avait fait partie du premeir gouvernement de Blum).

On touche là la singulière horreur du nazisme comme de tout antisémitisme, et leur absurdité totale, puisque Brunschvicg depuis le début de sa carrière philosophique n’a pas cessé de dénoncer et de critiquer les « religions positives » (y compris donc la religion juive), celles des « dieux à nom propre », qui ont entrainé au cours de l’Histoire des guerres incessantes (et à notre époque menacent d’engloutir l’humanité dans une guerre totale et destructrice), auxquelles il oppose la religion de l’Esprit immanent aux sciences, la religion ayant comme « dieu » le Dieu-Esprit, le Dieu-Raison, en somme le « Dieu des philosophes et des savants » s’opposant depuis Pascal au « Dieu d’Abraham ».

L’importance de Brunschvicg pour notre époque comme pour l’histoire totale du devenir de l’humanité, se mesure aux penseurs qu’il a influencés, ou qui ont été ses disciples directs, quelquefois révoltés et infidèles, ce qui est normal, mais toujours reconnaissants envers le Maitre : Alquié, Merleau Ponty, Bachelard, Raymond Aron, Jean Nabert, albert Lautman, Jean Cavaillès, et bien d’autres…sans compter ceux qu’il a influencés de manière négative : il est pour moi hors de doute que Sartre, le penseur le plus influent d’après guerre, s’est entièrement construit contre Brunschvicg (qui était directeur de Normale Sup quand Sartre et Beauvoir y faisaient leurs études)… contre, mais donc en référence à… sans Brunschvicg pas de Sartre, et donc pas de Badiou ni de BHL…horresco referens !

« Nous tâcherons d’armer la Sagesse » disait Raymond Aron lors du colloque consacré en 1945 à la récapitulation de la philosophie de Brunschvicg… préfigurait il ainsi la paix armée et l’âge des intellectuels « militarisés » que nous connaissons depuis ? je crois qu’il pensait à tout autre chose !

mais la Sagesse, dont la pensée de Brunschvicg nous offre selon moi l’accès privilégié, a t’elle vraiment besoin d’être armée ou défendue par les armes, voire par la polémique intellectuelle ?  j’en doute fort !

on constatera à la lecture de l’article de François Chaubet que Brunschvicg a d’une part supporté stoïquement , à plus de 70 ans, la dureté d’une vie de fugitif, sans se plaindre et sans jamais récriminer pour lui même… selon le souvenir Maurice Blondel (autre grand philosophe) quelqu’un qui lui parlait du destin de ses « coreligionnaires »  se vit opposer immédiatement  une vive réaction :

 « Je vous arrête : être français me suffit ! »

Mais, ce qui est le plus important, c’est que Brunschvicg n’a pas cédé d’un pouce sur la pensée !

François Chaubet y voit quelque chose de regrettable, une sorte de manque de vigueur de cette philosophie incapable de s’adapter aux conditions nouvelles qui allaient être celles de l’après guerre , je cite l’article (dans la « Conclusion »):

« La défaite et les années d’Occupation vécues dans l’exil intérieur ne marquèrent pas dans la pensée de Léon Brunschvicg un renouvellement. Sa confiance sans réserve dans l’avenir d’une spiritualité qui mettrait le problème de la vérité à la place de la question de la puissance lui permit de faire front, sur le plan moral, aux événements avec une grandeur d’âme et une générosité pour autrui admirables. Mais demeure l’impossibilité pour lui de penser, au sens fort, la défaite et d’opérer un « déplacement » intellectuel de fond…..Brunschvicg, ce non-dialecticien, n’a jamais recherché une quelconque conciliation entre actualité et historicité.  C’est là, si l’on veut, sa principale limite intellectuelle mais aussi la source de la profondeur de sa pensée.  » 

Mais je regrette de ne pouvoir accepter ce verdict: la pensée de Brunschvicg, en ce qu’elle a de plus haut, se situe dans l’éternel, conçu non à la manière imaginative et superstitieuse de la foule (religieuse) comme durée indéfinie, mais comme immanence radicale de l’Esprit-Un aux opérations et pratiques de la science et de la philosophie, soit des disciplines ayant une valeur de vérité. Comme présent éternel au coeur du temps.

Et c’est bien, en cette conciliation de la rationalité et de l’historicité, en cette « religion de la Raison » sans aucun mysticisme (supra-mystique plutôt qu’infra ou ignorant la mystique), en cet acheminement vers « le dieu des philosophes », soit l’Absolu dans le temps et immanent à la conscience, offert à tout homme acceptant de faire l’effort requis par l’étude de cette pensée exprimée en langue claire et belle mais d’une difficulté extrême, que se situe le coeur du message qu’il a à nous délivrer, encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui (à notre époque où il est complètement tombé dans l’oubli des masses pseudo-éduquées, passives ou fanatisées).

« Celui qui toujours s’efforce, celui là nous pouvons le sauver » disait Goethe dans « Faust » : l’humanisation comme effort perpétuel et tâche infinie de progrès de la conscience intellectuelle, telle est la voie vers « Dieu » , l' »itinerarium mentis in Deum« , à laquelle nous convie la voix éternelle de Brunschvicg….

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