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Gabriel Marcel : la grâce

Je retranscris ici, avec pas mal de modifications, une note que j’avais écrite il y a 6 ans après lecture d’ un vieux volume datant de 1924, regroupant deux pièces de théâtre de Gabriel Marcel:

« La grâce » (1911) et « Le palais de sable« .

Depuis, pas suite de quelques vicissitudes, mes livres ont été éparpillés aux quatre coins de la France, et je ne retrouve plus le livre…dommage car une relecture s’imposerait..

voir ce document pour un résumé et un commentaire de « La grâce » (réalisée avant la conversion religieuse de Gabriel Marcel) :

http://chemins.eklesia.fr/artf/gmarcel.pdf

(page 2 à 9)

commentaire qui se fonde sur un tout autre point de vue que celui développé ici

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Gabriel Marcel est un philosophe chrétien, se rattachant par certains traits à l’existentialisme dans son exigence de concret (il a d’ailleurs écrit une « Philosophie du concret »). On pourrait donc penser que la lecture que je viens de faire de la première de ces pièces (que personne ne doit plus connaitre aujourd’hui) n’aurait aucune incidence en termes de pensée et de philosophie… juste une ou deux heures agréables. Et pourtant c’est le contraire qui est vrai : il y a de ces oeuvres qui portent la réflexion à une sorte d’incandescence méditative, et c’est ce qui vient de se produire. Et cela ne peut sans doute se produire qu’entre deux êtres, ou deux entités, que tout sépare : la distance crée l’intensité « énergétique » , le magnétisme de l’ essor spirituel. C’est d’ailleurs un enseignement pour l’avenir : ne pas se complaire à ce qui nous semble être « de notre famille de pensée ». Chercher plutôt ce qui nous choque, ce qui nous scandalise, ce qui nous semble incompréhensible.

De la même manière que les physiciens cherchent à faire jaillir de nouvelles avancées de la connaissance en créant des chocs de particules dans des accélérateurs …

L’intrigue de « La grâce » donc :

le personnage principal, Françoise, 24 ans, est une de ces femmes volontaires et intelligentes comme les premières années du 20 ème siècle en produirent, sans doute fallait il ces qualités dignes d’un roc (de dureté donc !) pour affronter la terrible guerre qui arrivait.

Elle a été l’élève du professeur Du Ryer (40 ans), spécialiste en psychologie clinique et expérimentale, et passionné par les problèmes du mysticisme et de la religion qu’il cherche à expliquer par des pathologies mentales; elle était secrètement amoureuse de lui.

Françoise est une des ces femmes (et c’est pareil pour les hommes de cette époque) pour lesquelles le christianisme des générations précédentes ne signifie plus rien.

Mais elle ne peut non plus partager la « foi » de Du Ryer pour la science.

La pièce décrit donc sa chute dans le nihilisme et le désespoir.

Après du Ryer (auquel elle n’a pas avoué son amour, qui n’est pour elle qu’une « force naturelle », celle du désir sexuel, car il est marié) elle tombe profondément amoureuse de Gérard, 28 ans, et le début de la pièce se situe juste avant leur mariage.

Mais Gérard bouleversé vient lui apprendre qu’il est tuberculeux (à cette époque cela ne se soignait pas) et qu’ils ne peuvent donc pas se marier; mais elle le convainc de ne rien dire à ses parents, et de laisser les choses se dérouler comme prévu.

Ici se situe leur première incompréhension, lourde de conséquences pour la suite : Gérard croit que c’est pas un « amour purement spirituel  » qu’elle se sacrifie, pour ne pas le laisser seul, il croit aussi qu’elle est dégoûtée de l’amour physique « comme toutes les femmes comme il faut » (alors que lui a eu des tentations « impures » , notamment pour un jeune garçon, ce qu’il lui avouera après leur mariage). Mais la vérité est que Françoise  meurt d’envie de « lui appartenir », pas comme à un mari, mais comme à un amant, et comme nous sommes en 1911 dans la bourgeoisie, elle ne peut coucher avec lui que s’ils se marient.

Son passé de scientifique a donné à Françoise une exigence de sincérité, de vérité, qui passent pour elle par une démystification des tendances mystiques et christiques de Gérard, qui iront en augmentant au fur et à mesure de l’intrigue.

Ils se marient donc, louent un chalet à la montagne pour les soins de Gérard, retrouvent dans les Alpes le couple des De Ryer (le professeur étant légèrement malade vient se soigner aussi). Mais Françoise n’a pas trouvé le bonheur escompté : son mari est si faible qu’il est incapable d’un rapport sexuel « complet ». Elle devient de plus en plus dure, désenchantée, hargneuse envers ce qu’elle appelle ses balivernes mystico-religieuses, qu’elle attribue à sa maladie. Au cours d’un après midi dans une petite bâtisse dans la montagne où elle est seule avec du Ryer, elle lui avoue toute la vérité, qu’elle l’aimait autrefois, etc…c’est alors que l’on assiste à la chute du « grand scientifique », que les aveux de Françoise font descendre de son Olympe. Il est bouleversé de n’avoir pas su voir cet amour. Je dois recopier ici qq lignes du dialogue, il est magnifique, c’est Françoise qui parle :

« Il n’y a plus en présence que deux corps périssables qui se convoitent et qui s’appellent. Mon ami, ayons du moins le courage affreux de savoir que nous ne sommes que cela. Nous ne reculerons plus, vous le savez comme moi. Avant d’entrer dans cette ombre qui nous sollicite, nous nous devons à nous mêmes de l’éclairer un moment. Je suis venue vous apporter une dernière lumière, avez vous bien regardé?

– oui

-il n’y a donc plus qu’à l’éteindre… »

(il s’agit là à mon avis d’un sommet dans toute la littérature, s’agissant de dépeindre le désespoir)

Au cours d’une scène précédente face à son mari, où elle réussit à lui avouer la vraie nature de son amour et des motifs qui l’ont poussée à l’épouser quand même, malgrès sa maladie, elle lui dit que:

« si j’ai cédé (à la sensualité) c’est qu’aux yeux de ma raison rien n’est plus fort que le désir, et plus légitime; c’est que je n’ai pas voulu m’agenouiller devant les vieilles idoles. Je me suis justifiée moi même »

Enfin, au cours du dernier acte, qui se passe à Paris, Gérard semble aller beaucoup mieux; sa maladie semble guérie, les aveux de sa femme lui ont fait retrouver l’appétit sexuel, et il lui demande de faire l’amour. Mais alors, épouvantée, elle lui confesse qu’elle a pris un amant,  le premier venu, par désespoir, par nihilisme :

« je suis peut être tombée bien bas, mais pas au point de me partager« …

et tout se termine avec la mort de Gérard, en prières et demandant à Dieu d’avoir pitié d’eux tous :

« Mon Dieu, nous ne pouvons pas mourir car nous ne sommes pas..Vous Seul êtes! »

Voilà, bien sûr ce rapide résumé ne peut donner idée de l’extraoridinaire beauté de la pièce, de la langue de G Marcel, de l’intensité et de la virtuosité de la pensée. Pièce étonnamment moderne et à la fois étonnamment surannée ! évidemment, aujourd’hui, les personnages ne se poseraient pas tous ces problèmes concernant le sexe.

Mais est ce bien là le fond de l’affaire ?
Lors de la séance à la société de philosophie en 1928, au cours de l’exposé de Brunschvicg sur « La querelle de l’athéisme », on avait assisté à une vive opposition entre Gabriel Marcel et Etienne Gilson, défendant le « Dieu d’Abraham », et Brunschvicg  leur opposant « dieu des philosophes et des savants » : la conscience intellectuelle, la source de la vérité (scientifique et philosophique, c’est à dire réflexive).
Ces débats sont là en germe dans la pièce écrite 17 ans avant. Comme de bien entendu , Gabriel Marcel donne le beau rôle à la Foi (représentée par Gérard et Olivier, le frère de Françoise), et il place la « raison scientifique » chez Du Ryer qui est un personnage falot, plein de fatuité (ce n’est même pas lui sans doute que Françoise choisit finalement pour « fauter »). Mais le personnage de Françoise est d’une extraordinaire complexité. Elle ne peut se « convertir » à la mystique de Gérard, qui pourtant l’aime profondément (et qu’elle aime profondément) et qui voudrait la « sauver ». Mais elle ne peut non plus se convertir à la « foi en la science » de Du Ryer. Elle est donc seule face à l’abîme du désir « nu », et tombe tragiquement dans le désespoir nihiliste. On sent que Marcel était plein de tendresse et d’amour pour ce personnage féminin, bien plus que pour celui de Gérard. Disons le clairement : philosophiquement, le thème de la pièce est le  choix entre ce que Brunschvicg appelle « la vraie et la fausse conversion » , ou plutôt le non-choix, car   la tragédie de Françoise est de ne pas pouvoir faire ce choix, pour une raison bien simple : son initiateur Du Ryer n’était pas philosophe mais un « scientifique expérimental » , travaillant dans le secteur de la psychologie, et non pas dans celui des sciences relevant de la physique mathématiques, seules aptes à mener l’esprit vers la quête philosophique.

Pour Gabriel Marcel, l’option de Brunschvicg est « fausse », ne menant qu’à l’absurde. Telle est la raison profonde pour laquelle il la place sous l’égide d’un homme aussi médiocre que Du Ryer.

Le choix de la Raison plutôt que de la Foi, le choix brunschvicgien donc, ne donne aucune indication sur la conduite à tenir face au désir : désir sexuel pur et amour ne sont peut être pas la même chose, mais ils sont équivalents face au plan purement spirituel de l’idée et de la mathesis, en tant qu’appartenant au plan « vital » et soumis tous les deux donc à ses fantasmagories et à ses contingences.

« L’esprit n’a pas à descendre au dessous de soi » pour se préoccuper du plan de la matière ou de la vie et des sentiments, fût ce pour « expliquer » la vie ou la conscience. Il se trahirait ainsi. C’est seulement en ne consentant pas à se trahir lui même qu’il trouvera l’amour véritable et universel, qui unit tous les hommes.

Lorsque Françoise parle de cette « lumière » qu’ elle est sur le point d’éteindre dans la nuit des corps qui s’enlacent :

« Avant d’entrer dans cette ombre qui nous sollicite, nous nous devons à nous mêmes de l’éclairer un moment. Je suis venue vous apporter une dernière lumière, avez vous bien regardé?

– oui

-il n’y a donc plus qu’à l’éteindre… »

elle se méprend (parce qu’il s’agit d’une âme non convertie) sur la nature de cette lumière : il est impossible de l’éteindre, puisqu’elle est Dieu en nous, centre lumineux de notre conscience.

« Nous pouvons douter de notre rapport à l’esprit, mais pas de l’esprit lui même »

la nuit des corps et du sexe peut affaiblir notre lien avec la lumière et notre union intime avec dieu (comme le dit si bien Malebranche), mais pas « éteindre la Lumière elle même ».

 ce qui est intéressant dans « La grâce » est que le chrétien Gabriel Marcel ose s’affronter à l’abîme du doute, du désespoir (dont Hegel avait aussi traité) et du nihilisme, dans lequel toute l’Europe d’après 1918 allait plonger.

Et c’est donc aussi de nous qu’il parle dans cette pièce admirable….

l’importance de la théorie des nombres

L’importance exceptionnelle de l’évolution de la théorie des nombres à la fois pour la philosophie ET la religion vraie saute aux yeux si l’on admet les admirables développements de Brunschvicg au début du « Progrès de la conscience » :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/progres_conscience_t1/progres_conscience_t1.html

(page 13)

«Ces observations contiennent le secret de l’histoire du pythagorisme. L’homo sapiens, vainqueur de l’homo faber, y est vaincu par l’homo credulus. Grâce aux démonstrations irréprochables de l’arithmétique pythagoricienne, l’humanité a compris qu’elle possédait la capacité de se certifier à elle-même, non pas des vérités qui seraient relatives au caractère de la race ou du climat, subordonnées au crédit des magiciens ou des prêtres, à l’autorité des chefs politiques ou des pédagogues, mais la vérité, nécessairement et universellement vraie. Elle s’est donnée alors à elle-même la promesse d’une rénovation totale dans l’ordre des valeurs morales et religieuses. Or, soit que l’homo sapiens du pythagorisme ait trop présumé de sa force naissante, dans la lutte contre le respect superstitieux du passé, soit qu’il n’ait même pas réussi à engager le combat, on ne saurait douter que le succès de l’arithmétique positive ait, en fin de compte, servi d’argument pour consolider, pour revivifier, à l’aide d’analogies mystérieuses et fantaisistes, les propriétés surnaturelles que l’imagination primitive associe aux combinaisons numériques. La raison, impatiente de déployer en pleine lumière sa vertu intrinsèque et son efficacité, s’est heurtée à ce qui apparaît du dehors comme la révélation d’une Parole Sacrée, témoin « le fameux serment des Pythagoriciens : « Non, je le jure par Celui qui a révélé à notre âme la tétractys (c’est-à-dire le schème décadique formé par la série des quatre premiers nombres) qui a en elle la source et la racine de l’éternelle nature… » Le caractère mystique du Pythagorisme (ajoute M. Robin) se révèle encore par d’autres indices : c’est caché par un rideau, que le Maître parle aux novices, et le fameux : Il l’a dit (αὐτὸς ἔφα) ne signifie pas seulement que sa parole doit être aveuglément crue, mais aussi que son nom sacré ne doit pas être profané » .

Il est à remarquer que le conflit des tendances n’est pas resté à l’état latent : il y a eu, sans doute vers la fin du Ve siècle, un schisme dans la Société pythagoricienne, et qui a mis aux prises Mathématiciens et Acousmatiques. Ceux-ci (et les expressions dont se sert M. Robin sont tout à fait significatives), « pour conserver à l’Ordre une vie spirituelle, parallèle à celle de l’Orphisme et capable de la même force d’expansion ou de résistance, s’attachèrent avec une passion aveugle à l’élément sacramentel et mystérieux de la révélation, à des rites et à des formules : les Acousmatiques ont voulu être des croyants et des dévots. Les autres, sans abandonner formellement le credo des premiers, en jugèrent l’horizon trop étroit : ils voulurent être, et eux aussi pour le salut spirituel de leur Ordre, des hommes de science. Mais cela n’était possible qu’à la condition de renoncer à l’obligation du secret mystique et de justifier rationnellement des propositions doctrinales. Aux yeux des dévots, ces savants étaient donc des hérétiques. Mais ce sont eux, hommes de la seconde génération pythagorique, qui ont transformé en une école de philosophie l’association religieuse originaire. C’est pourtant celle-ci, réduite à ses rites et à ses dogmes, qui a survécu jusqu’au réveil néo-pythagoricien. » (Op. cit., p. 67.)

Ainsi, dans l’évolution du pythagorisme se sont succédé ou se sont juxtaposées les formes extrêmes de la sagesse humaine et de la crédulité théosophique, correspondant elles-mêmes aux limites idéales du mouvement que nous nous proposons d’étudier dans le présent ouvrage. Toutefois, étant données l’incertitude et la confusion de notre information historique, pythagorisme et néo-pythagorisme demeurent comme au seuil de la conscience occidentale. Nous ne sommes capables de définir cette conscience qu’avec Socrate, c’est-à-dire avec le portrait qui nous a été laissé de lui par des Socratiques. A partir de ce moment, nous le savons, l’homme se rend compte qu’il a la charge de se constituer lui-même, en faisant fond sur un pouvoir pratique de réflexion qui lie la réforme de la conduite individuelle ou de la vie publique à la réforme de l’être intérieur. A partir de ce moment donc, la question se pose pour nous de savoir quel a été, dans le cours de la pensée européenne, l’usage effectif de ce pouvoir ; ce qui revient à esquisser une monographie de l’homo sapiens

suivre le progrès de la théorie des nombres, depuis l’époque des mathématiciens antiques (grecs) , puis à partir de sa « reprise » en Europe avec Fermat, Mersenne, etc…, cela consiste donc à opérer un travail de décantation et de discrimination (du vrai et du faux).

C’est un travail pratique de recherche de la vérité qui doit, selon Brunschvicg (et Descartes ou Malebranche) nous rénover moralement et religieusement.

car c’est intervenir directement sur le (très ancien) champ de bataille entre esprit régressif (hétéronomie) et esprit « moderne » (c’est à contre coeur que j’emploie ce mot, car je rejette la « modernité », qui devrait plutôt s’appeler « post-moderne ») et autonomie.

 

 

 

deux physiques, deux métaphysiques ?

les lignes suivantes sont extraites  de « Ecrits philosophiques, Tome 3 : physique et métaphysique »

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t3/ecrits_philosophiques_t3.html

« on se figure d’ordinaire que l’alternative est entre une physique qualitative comme celle d’Aristote et une physique mathématique comme celle des modernes, avec deux métaphysiques correspondantes. Mais justement Spinoza ne nous permet pas de nous en tenir à cet aspect superficiel; il nous oblige à pénétrer à l’intérieur du problème tant scientifique que philosophique, en opérant une distinction radicale entre deux types de physique mathématique: une physique proprement géométrique qui ne dépasse pas le deuxième genre de connaissance, et une physique proprement analytique qui conduit à l’intuition de pure intelligence, c’est à dire au troisième genre de connaissance…..ces deux types de physique commandent deux métaphysiques dont l’opposition radicale domine la structure de l’Ethique….sinon comment expliquer que dans un même système de déduction apparente se succèdent la 4 ème partie où la servitude de l’homme apparait comme la conséquence inéluctable du mécanisme universel (déterminisme) , et la 5 ème partie où l’intériorité du mathématisme assure à l’homme l’accès à la liberté divine? » 

ces considérations sont à rapprocher de cet autres texte intitulé « Sommes nous spinozistes ? » :

http://www.spinozaeopera.net/pages/l-brunschvicg-cs-v-3088293.html

qui se trouve aussi dans le tome I des écrits philosophiques :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1_tdm.html

 et dont j’extrais les passages qui suivent :

« L’apparence de construction, que l’on prête au spinozisme, tient à l’enveloppe scolastique dont on l’entoure lorsqu’on se représente l’âme et le corps comme formant, au contact l’une de l’autre, les deux moitiés d’une substance complète, et lorsque, envisageant chacune de ces substances complètes comme un empire dans un empire, on les juxtapose dans cette sorte d’espace métaphysique qui est le lieu intelligible de l’ancien dogmatisme. Mais il n’y a pas de place, même pour une apparence de construction, dans une doctrine de l’immanence rationnelle, qui commence par nier le réalisme spatial d’où procède la supposition de la pluralité des substances. Et s’il est vrai qu’un tel réalisme est apparenté, dans sa genèse historique et dans sa constitution logique, au type euclidien de déduction, qui sert de modèle aux démonstrations de l’Ethique, il est vrai aussi que la déduction euclidienne se réfère à l’intuition d’un espace donné partes extra partes. Or, pour que, (p. 55) chez Spinoza, l’étendue ait, comme la pensée, la puissance et la dignité d’un attribut, il faut bien que l’intuition d’un espace ainsi donné apparaisse encore comme une abstraction qui correspond à un stade auxiliaire du travail de l’imagination; il faut que l’Ethique lui oppose l’intuition, purement intellectuelle, d’une étendue qui est unité infinie et indivisible. Et cette opposition ne prend de sens qu’à la condition qu’on l’éclaire en remontant à son principe, à l’antithèse entre la géométrie d’Euclide qui astreint ses raisonnements à la considération des figures et la géométrie de Descartes qui s’en dégage entièrement, qui est analyse pure. Enfin, pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’une interprétation introduite, après coup et artificiellement, dans la pensée du XVIIe siècle, il convient de nous reporter aux pages les plus décisives peut-être que nous présente l’histoire de la philosophie moderne, celles où Descartes avertit expressement les auteurs des Secondes Objections aux Méditations Métaphysiques, qu’il est dangereux de traduire, dans l’ordre de la synthèse qui est l’ordre traditionnel de l’exposition, une philosophie toute nouvelle, caractérisée par le primat de lucidité rationnelle et de fécondité inventive qu’elle reconnaît à l’analyse….

Un premier point nous semble acquis : il n’est nullement nécessaire, pour être spinoziste, que nous nous asservissions au langage du réalisme substantialiste ou à l’appareil de la démonstration euclidienne. Peut-être serons nous d’autant plus près de Spinoza que nous aurons su mieux éviter les équivoques séculaires que l’un et l’autre entraînent avec soi. Le problème que nous rencontrons ainsi est analogue à celui que s’étaient posé les premiers qui se sont appelés eux-mêmes philosophes, les pythagoriciens. Il leur est arrivé de se demander ce que c’était que d’être pythagoricien; et ils se sont aperçus qu’ils faisaient à la question deux réponses contradictoires. Pour les uns, ceux que les doxographes désignent sous le nom significatif d’acousmatiques, être pythagoricien, c’est répéter, telles que l’oreille les a recueillies, les (p. 56) paroles du Maître, leur accorder le prestige d’un charme magique qui devra être, coûte que coûte, préservé de tout contact profane : le secret de l’initiation mystérieuse est, à lui seul, promesse d’élection et de salut. Pour les autres, pour les mathématiciens, il n’y a de salut que par la sagesse véritable, c’est-à-dire par la science, initiation lumineuse, dont aucune intelligence humaine n’est exclue. La constitution de la méthodologie mathématique apporte avec elle une norme d’infaillibilité, dont, nécessairement, la vertu se prolongera, de découverte en découverte, de génération en génération. Mais dans l’histoire, les acousmatiques l’emportèrent sur les mathématiciens; et leur victoire fut mortelle pour la civilisation de l’antiquité: l’avènement, éphémère, avec Pythagore, de l’homo sapiens, y a servi, en définitive, à ressusciter, par la théosophie du néo-pythagorisme, l’homo credulus du moyen âge homérique.Or, s’il est un philosophe qui ait pris soin de prévenir, à son propos, tout conflit entre acousmatiques et mathématiciens, nous pouvons dire que c’est Spinoza. Les premières pages du De Intellectus Emendatione relèguent expressement la connaissance ex auditu, la foi, au plus bas degré de la vie spirituelle, tandis que l’Appendice du de Deo rattache la destinée de l’humanité à la construction de la mathesis, qui a remplacé l’anthropomorphisme de la finalité transcendante par la vérité des raisonnements sur l’essence des figures et sur leurs propriétés. Avec Descartes, grâce à l’établissement du principe d’inertie, cette même mathesis qui, au temps de Platon, n’apparaissait dans sa pureté qu’à la condition d’envoyer promener les phénomènes, a pris possession du monde physique, du monde biologique et, partiellement, du monde psychologique. Spinoza lève les dernières restrictions que Descartes apportait encore à l’application de sa propre méthode, demeurant, comme il aimait à dire, fidèle à la religion de sa nourrice et mettant à part les vérités de la foi…

Ce que le Tractatus de intellectus emendatione appelait méthode, c’est identiquement ce que l’Ethique appelle conscience; et, pour nous, tout le spinozisme est là, dans cette identité de la méthode rationnelle et de la conscience adéquate, grâce à laquelle sont surmontées les difficultés du problème que la pensée moderne a posé avec le Cogito cartésien.Au point de départ du Cogito, il y a l’Ego : l’être, uniquement replié sur soi, semble se séparer de tout contenu spirituel, comme il est arrivé peut-être pour Montaigne, comme il arrive pour le Narcisse de M. Paul Valéry. Mais, au terme, n’y aura-t-il pas la Cogitatio, c’est-à-dire, selon l’expression suggérée à M. Valéry par la méditation de Léonard de Vinci, cette conscience accomplie qui se contraint à se définir par le total des choses? Or, l’Ethique opère le passage de la solitude du moi à la conscience de soi et des choses et de Dieu, qui est le privilège du sage. Pour cela elle ne fait appel à rien d’autre qu’à une présence; et la seule présence qui soit à la fois réelle et toute spirituelle, c’est la mathesis. Découvrant la nécessité de l’enchaînement universel, la mathesis intègre nécessairement à la conscience l’intelligence de cette nécessité. On est spinoziste quand on comprend qu’il ne saurait y avoir là deux nécessités, pas plus qu’il n’y a deux maladies, l’une dont souffre le malade, l’autre que le médecin guérit. Encore le domaine moral, où s’exerce la médecine de l’âme, a-t-il pour caractère que le malade et le médecin sont un seul et même homme. Cet homme ne peut pas ne pas être malade, tant qu’il se fait du monde une représentation lacunaire et discontinue, que l’imagination qualifie et passionne. Cet homme ne peut pas ne pas être guéri, lorsque l’univers s’est totalisé en lui par le progrès de la connaissance : combler lacunes et discontinuités, c’est du même coup avoir fait disparaître la maladie imaginaire qui était née de la détermination, c’est-à-dire de la négation, individualiste. Nous sommes libres, non parce que nous avons affirmé, dans l’abstrait, la volonté de nous libérer, non parce que nous avons été délivrés par une faveur du dehors et d’en haut, mais parce que la science concrète de la nature a enrichi notre être, (p. 62) parce que, parvenue à son unité totale, elle nous a rendu Dieu intime. La religion véritable a trouvé dans le naturalisme son point d’appui.Assurément, lorsque Spinoza se divertissait au spectacle des guerres civiles entre araignées ou de leurs batailles avec les mouches, c’est aux hommes qu’il songeait : il admirait l’impérialisme congénital à tout être qui fait de sa personne un absolu et qui travaille pour y subordonner le reste de l’univers. Or nous n’échapperons pas à la fatalité de la nature par l’orgueil de transcender l’humanité: humaine, trop humaine, est l’illusion d’une origine céleste, qui prétend arracher notre espèce aux lois de la réalité sublunaire, l’apparenter aux occupants sublimes d’un monde supralunaire. Dès le seizième siècle, la révolution de Copernic a détruit l’image de ce monde, que les analogies anthropomorphiques avaient peuplé. Puisque la matière du ciel et la matière de la terre sont une seule et même matière, les réalités célestes ne sont que des métaphores ruineuses; les espaces infinis entrent dans le silence éternel qui glaçait d’effroi Pascal. Mais la dignité de la pensée redressera l’homme, qui pouvait paraître d’abord accablé par le succès du savoir rationnel. Le réalisme métaphysique du moyen-âge imaginait un lieu intelligible qui se superposait, verticalement, matériellement, à l’espace sensible où nos yeux voient le soleil tourner autour de notre planète; l’idéalisme de la science moderne substitue, dans notre conscience, à cet espace sensible un espace intellectuel qui lui est numériquement identique, mais qui en est la vérité, l’espace où les yeux de l’âme, c’est-à-dire les démonstrations, permettent de constituer, hors de toute illusion géocentrique, les mouvements réels qui s’accomplissent effectivement….

C’est en niant l’espérance contradictoire d’une vie future, qui prolongerait en quelque sorte le temps hors du temps, que nous nous élevons jusqu’à la conscience de l’éternité qui est immanente au cours de la durée, au sentiment de l’existence radicale. Le paradoxe que présente le rétablissement religieux de l’Ethique est donc résolu du moment qu’une ligne de démarcation est tracée entre le surnaturel et le spirituel. La réflexion de Spinoza sur la scolastique juive l’avait averti que la métaphysique d’Aristote se développait sur un plan parallèle à la cosmogonie de Moïse: c’est dans une même vision anthropocentrique du monde que prennent place la hiérarchie des créatures angéliques et les âmes bienheureuses des astres. Par contre, l’avènement du cartésianisme explique pourquoi il y a dû y avoir un Nouveau Testament, et quel en a été le bienfait décisif : à la Bible de l’imagination a succédé l’Evangile de la raison. Le Logos, conçu désormais sub specie quadam aeternitatis, est dégagé de toute subordination aux formes verbales qui paraissent l’incarner en un certain pays et pour un certain temps. L’universalité de la lumière naturelle, par laquelle Dieu se communique à l’homme d’esprit à esprit, sans se laisser matérialiser dans aucun symbole extérieur à l’intelligence, ne souffre plus d’être brisée par l’institution contradictoire de catholicités restreintes, et divisées contre elles-mêmes. A la science virile correspond la religion virile, celle qui se conforme, avec une entière sincérité, à l’exigence de vérification que Bossuet avait proclamé dans le texte classique : Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet…..

Toutes ces puissances mystiques sont, nous le savons en toute évidence, des puissances trompeuses; car elles érigent en objet réel la simple représentation de leur objet; ce qui est proprement, selon Kant, la définition de la folie. De fait, et les analyses de William James en témoignent suradondamment, chaque fois que l’homme s’arroge le privilège de facultés qui auraient dû l’élever au-dessus de l’humanité, ç’a été pour revenir en arrière, pour soustraire à l’examen de la raison ses croyances d’enfant, empruntées elles-mêmes à l’enfance de notre espèce. Mais, du moment que de telles facultés n’existent pas, qu’il n’y a même pas de facultés du tout, que l’imagination correspond seulement à un premier déploiement d’activité intellectuelle, encore partiel et incomplet, alors, de la religion capable de traverser l’épreuve du feu en surmontant les causes de déviation et de corruption que le génie de Kant a signalées, nous ne devrons pas nous contenter de dire qu’elle est une Religion dans les limites de la simple raison, qui pourrait encore espérer, du clair-obscur de la tradition ou de l’inconscient, quelque complément et quelque secours. Elle est la religion rationnelle, c’est-à-dire, comme le pensait Spinoza, la religion absolument parlant, de même que la physique rationnelle est la physique absolument parlant. C’est pourquoi, dans la mesure où nous saurons nous mouvoir de la science à la religion, comme de la vérité à la vérité, sans rompre l’unité indivisible de l’esprit, sans renoncer à la pleine lumière de la conscience, nous aurons le droit de dire que nous sommes spinozistes. »

Il me semble que le second texte éclaire le premier, assez court et obscur.

Ce que Brunschvicg appelle  physique « analytique » et « géométrique » a fort peu à voir avec les disciplines, ou formes, mathématiques de l’analyse et de la géométrie.

 La « physique géométrique » est celle qui part de principes (ou d’axiomes) considérés comme définitifs pour en déduire selon une synthèse du type de celle d’Euclide tous les théorèmes ultérieurs. Il nomme « analytique » l’approche qui en reste au stade de la découverte, de l’invention, qui peut établir des systèmes d’axiomes temporaires pour la facilité de l’exposition, mais ensuite les dépasser.

C’est Descartes qui a établi l’ordre analytique qui est celui de la raison en acte (et qui mathématiquement devrait plutôt être appelé algébrique, si l’on examine son oeuvre mathématique); mais l’ironie de l’histoire est que sa physique en est restée au stade géométrique, et n’a pas survécu, dépassée par Newton et ses successeurs .

 La mécanique rationnelle, si belle , de Lagrange serait elle considérée par Brunschvicg comme « géométrique » ?

sans doute, et ici on pourrait discuter, car cette mécanique a eu de grands achèvements, et continue d’être féconde intellectuellement.

Le passage de la servitude du livre IV à la liberté spirituelle de la mathesis (de l’idéalisme mathématique) du livre V de l’Ethique est le même que celui de la première physique, « géométrique » et déductive, à la seconde, adéquate à l’intuition intellectuelle , qui « transporte notre pensée » (mais pas notre corps, heureusement) dans le Soleil, ou dans les autres galaxies.

Un autre passage que j’ai souvent cité est lui aussi spécialement « illuminant » sur ce sujet :

« il ne s’agit plus pour l’homme de se soustraire à la condition de l’homme. Le sentiment de notre éternité intime n’empêche pas l’individu de mourir, pas plus que l’intelligence du soleil astronomique n’empêche le savant de voir les apparences du soleil sensible. Mais, de même que le système du monde est devenu vrai le jour où la pensée a réussi à se détacher de son centre biologique pour s’installer dans le soleil, de même il est arrivé que de la vie qui fuit avec le temps la pensée a fait surgir un ordre du temps qui ne se perd pas dans l’instant du présent, qui permet d’intégrer à notre conscience toutes celles des valeurs positives qui se dégagent de l’expérience du passé, celles là même aussi que notre action réfléchie contribue à déterminer et à créer pour l’avenir. Rien ici qui ne soit d’expérience et de certitude humaines. Par la dignité de notre pensée nous comprenons l’univers qui nous écrase, nous dominons le temps qui nous emporte; nous sommes plus qu’une personne dès que nous sommes capables de remonter à la source de ce qui à nos propres yeux nous constitue comme personne….

 le propre de l’esprit est de s’apparaitre à lui même dans la certitude d’une lumière croissante, tandis que la vie est essentiellement menace et ambiguïté. Ce qui la définit c’est la succession fatale de la génération et de la corruption. Voilà pourquoi les religions, établies sur le plan vital, ont beau condamner le manichéisme, il demeure à la base de leur représentation dogmatique… ce qui est constitutif de l’esprit est l’unité d’un progrès par l’accumulation unilinéaire de vérités toujours positives. L’alternative insoluble de l’optimisme et du pessimisme ne concernera jamais que le centre vital d’intérêt; nous pouvons être et à bon droit inquiets en ce qui nous concerne de notre rapport à l’esprit, mais non inquiets de l’esprit lui même que ne sauraient affecter les défaillances et les échecs, les repentirs et les régressions d’un individu, ou d’une race, ou d’une planète. Le problème est dans le passage , non d’aujourd’hui à demain, mais du présent temporel au présent éternel. Une philosophie de la conscience pure, telle que le traité de Spinoza « De intellectus emendatione » , en a dégagé la méthode, n’a rien à espérer de la vie, à craindre de la mort. L’angoisse de disparaitre un jour, qui domine une métaphysique de la vie, est sur un plan; la certitude d’évidence qu’apporte avec elle l’intelligence de l’idée, est sur un autre plan« 

transcendance de la révélation, immanence de la raison

ce court article, élaboré à l’occasion des travaux du Congrès international de philosophie de 1937, se trouve au tome III des “Ecrits philosophiques” page 268 :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t3/ecrits_philosophiques_t3.html

on ne s’étonnera évidemment pas que Brunschvicg ne préconise le spinozisme de la pensée réflexive, c’est à dire de l’immanence radicale, qui aboutit au “présent éternel”, mais il est captivant de le voir commencer par “débroussailler” un peu le terrain encombré par des “interférences” qui sont, pour rester dans la métaphore jardinière, des plantes parasites :

On s’expose à embrouiller le problème, et à le rendre à peu près inextricable, quand on cherche à le simplifier en faisant de la transcendance et de l’immanence deux notions corrélatives qui s’impliqueraient l’une l’autre. Nous proposerions d’y voir bien plutôt deux modes de répartition des valeurs, qui n’ont cessé d’interférer à travers l’histoire, mais dont précisément nous nous demanderons si l’interférence n’est pas ce qui a entravé, ce qui gêne encore, l’effort pour établir sur une base solide et claire la philosophie de l’esprit.

La pensée réfléchie, lorsqu’elle affleure, trouve la transcendance en possession d’état. Enfants et peuples enfants n’ont aucune difficulté à se familiariser avec l’au-delà, qu’ils font intervenir sans façon dans le cours de leur existence quotidienne

le propos sur les “peuples enfants” conduiraient peut être le Vieux sage devant le tribunal, en tout cas au pilori de “France culture”, s’il vivait aujourd’hui, mais passons, et sachons ici reconnaître le charme suranné de la 3 ème répulique. J’ai du mal en tout cas à voir en Claude Guéant , voire même en BHL, un disciple de Brunschvicg !

Il reste qu’il définit peu après la voie du “christianisme des philosophes” qui remplace l’opposition “en haut-en bas” par celle du “dehors et du dedans” :

Conviée à se replier sur elle-même, et du fait même de ce repliement, la pensée va se frayer une autre voie, orientée non plus de bas en haut, mais du dehors au dedans. Par le développement des sciences positives, la raison amène à la lumière de la conscience l’infinité de ses ressources intimes, que l’immensité de l’horizon spatial n’exprime encore qu’imparfaitement, l’accord universel entre les hommes, dont le conformisme social n’est qu’une image lointaine et précaire

Ainsi, le rapport de la transcendance à l’immanence, ne se laisse pas réduire à l’antithèse de deux notions. Il consiste dans la distinction entre deux manières de concevoir l’alternative fondamentale : alternative de la nature et de la surnature, alternative de la nature et de l’esprit. D’où résultent, suivant que l’on se place dans telle ou telle perspective, deux attitudes religieuses qui sont radicalement différentes, caractérisées avec une précision admirable par les deux formules que saint Augustin juxtapose dans un passage célèbre des Confessions : « Deus superior meo, Deus intimior intimo meo. »

la citation de Saint Augustin permet d’établir un pont avec l’augustinisme de Malebranche.

Et comme il le faisait 40 ans auparavant déjà, dans “L’idéalisme contemporain”, il associe l’agnosticisme ou l’athéisme radical contemporain à la confusion entre immanence et transcendance, c’est à dire entre spirituel et surnaturel.

Et il continue avec l’opposition classique chez lui entre l’Etre (transcendance) et l’Un (immanence) : le néoplatonisme s’est fourvoyé dans une quête de l’Un qui serait en quelque sorte “au delà de l’Etre” alors qu’ il se trouve juste “à l’intérieur” de l’homme-en-tant-qu’un (et il me semble ici que la non-philosophie de Laruelle ne fait que reprendre cette critique).

Bien entendu l’appel à l’intuition cartésienne, entièrement “acte” et sans aucune passivité, s’établit contre Malebranche qui répète obstinément que “nous ne trouvons pas la Lumière en nous mêmes, dans nos modalités ténébreuses”.

Mais ne peut on pas , sinon résoudre, en tout cas “comprendre” et “relever” cet antagonisme (qui pousse Blondel à thématiser l’anticartésianisme de Malebranche) par cet autre passage de Brunschvicg, qui se trouve dans son exposé d’introduction au congrès de 1937, et qui est repris dans la Revue de métaphysique et de morale de 1938 (numéro 1):

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11326x/f5.image

page 6 :

“jamais n’a été plus pressante , plus angoissante, la nécessité de l’effort pour découvrir, par delà le “Je suis” de l’individu qui a fait de soi le centre illusoire du monde, le “Je suis” de l’esprit sur qui repose indivisiblement la vérité universelle de la science de la nature et de la connaissance de Dieu

cet “appel angoissé” n’a pas été entendu en dehors des cercles de philosophes : un an ou deux plus tard, le “Je suis” de l’individu “centre illusoire du monde” et de ses “prolongements ethniques” (plutôt que nationaux) plongeait le monde dans la guerre !

le “Je suis” de l’individu, c’est l’homme déchu , uni au “monde” et à ses ténèbres, de Malebranche; le “Je suis” de l’esprit pur, c’est l’homme uni à Dieu par la “prière” de l’attention aux “idées” (divines) et par l’effort continuel pour “rentrer en soi-même”, c’est à dire se détourner des faux biens du corps pour les vrais biens de l’esprit.

Orient et Occident ?

L’Orient, de loin, c’est quelque chose. De près, c’est beaucoup de choses, les unes que l’Occident a connues, et les autres qu’il ne connaît pas, dont l’Orient lui-même est loin d’avoir jamais pris conscience

le début de “L’humanisme de l’Occident” de Brunschvicg :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1.html

est en quelque sorte un prodigieux survol de 2000 ans de philosophie et de religions, qui avait été pour moi analogue à un “coup de tonnerre” (éveilleur, salvateur) lorsque je l’avais lu pour la première fois il y a bien longtemps.

La seule boussole qui doit nous orienter ici  peut se résumer par ce principe fondamental du malebranchisme et du cartésianisme :

suivre uniquement les idées claires, lumineuses, évidentes, et laisser de côté les idées confuses

facile à dire, mais quand on prend conscience que la quasi totalité de nos “idées” est constituée d’idées confuses, à un degré ou un autre…

Brunschvicg, dans cet ouvrage et bien d’autres, lit et commente Descartes, Malebranche et Spinoza, rien de plus indiqué que de commencer par étudier à fond ce qu’il dit, pour vraiment comprendre l’enjeu de ces études, qui est immense, j’en suis certain…

La civilisation d’Occident affleure, dans l’histoire, avec l’arithmétique de Pythagore, avec la maïeutique de Socrate. Et certes, à travers les siècles de la décadence hellénistique, Pythagore et Socrate retomberont au niveau où les légendes orientales laissent leurs héros : ils deviendront maîtres de divination ou faiseurs de miracles. Cependant il suffit de savoir qu’un schisme s’est produit effectivement à l’intérieur de l’école pythagoricienne, entre acousmatiques et mathématiciens, c’est-à-dire entre traditionalistes de la fides ex auditu et rationalistes de la veritas ex intellectu, pour avoir l’assurance que, bien avant l’ère chrétienne, l’Europe a conçu l’alternative de la théosophie et de la philosophie sous une forme équivalente à celle qui se pose devant la pensée contemporaine

“Et la même opposition, Orient et Occident pour parler un langage géographique, mais qui est aussi moyen âge et civilisation du point de vue historique, enfant et homme du point de vue pédagogique, a fait le fond de la littérature platonicienne. Quel est le rapport de la mythologie, fixée par le « Moyen âge homérique », à la dialectique issue des progrès de la mathématique ? Le problème s’est resserré sur le terrain de l’astronomie où devaient entrer en conflit, d’une façon décisive, le spiritualisme absolu de Platon et le réalisme d’Aristote. La valeur essentielle de la science, suivant Platon, est dans son pouvoir d’affranchissement à l’égard de l’imagination spatiale. Telle est la doctrine qui est au centre de la République. Selon le VIIe Livre, l’arithmétique et la géométrie ont une tout autre destinée que d’aider les marchands dans leur commerce ou les stratèges dans la manœuvre des armées ; elles élèvent l’âme au-dessus des choses périssables en lui faisant connaître ce qui est toujours ; elles l’obligent à porter en haut son regard, au lieu de l’abaisser, comme on le fait d’habitude, sur les choses d’ici-bas

Brunschvicg et Malebranche

la notion de “christianisme de philosophes” se trouve chez Brunschvicg, qui la fait remonter à Spinoza.

Il s’agit  de prendre conscience de l’entrelacement, depuis le début, de la philosophie grecque et du judeo-christianisme, évident chez un Saint Augustin ou un Philon d’Alexandrie .

Mais, tel qu’il est conçu chez Brunschvicg et tous les philosophes de cette époque d’avant-guerre appartenant à la tendance idéaliste appelée “philosophie de l’esprit”, ce christianisme de philosophes ne saurait être confondu avec la “philosophie chrétienne”, qui est par exemple celle du Blondel ou d’un Gabriel Marcel (ou de Levinas du côté juif). Les éléments dits “mythiques” sont laissés de côté, sur le versant de la “foi”, seul le versant “raison” est conservé.

Mais alors se pose la question du statut de l’oeuvre de Malebranche, que Brunschvicg considère presqu’à l’égal de Descartes et Spinoza.

Philosophie chrétienne ? oui, assurément, s’agissant du Père Malebranche. Un philosophe que beaucoup appellent “méditatif”, par opposition à “dialectique” (comme Arnaud).

Christianisme de philosophe ? aussi !

L’article de Boutroux sur l’intellectualisme de Malebranche met l’accent sur le second Malebranche, rationaliste indéfectible, mais il me semble qu’il laisse une passerelle vers Malebranche comme “philosophe chrétien”.

http://fr.wikisource.org/wiki/L%27Intellectualisme_de_Malebranche

La philosophie de Malebranche est essentiellement intellectualiste. Ce disciple de Descartes n’aborde aucune recherche, qu’il ne s’engage à rejeter toute notion dépourvue d’évidence rationnelle. Excepte-t-il les vérités de la foi ? Délibérément il a fait de la raison le principe, non seulement de toute science, mais de la morale, et de la religion même. La religion, pour lui, n’est qu’une forme, adaptée à la condition humaine, de la métaphysique.

Nous voyons en Dieu tout ce que nous connaissons véritablement ; connaître le monde, c’est le concevoir par rapport à l’étendue intelligible qui réside en Dieu même, c’est le réduire en éléments mathématiques. Dieu, chez Malebranche, est toute lumière, toute vérité, tout ordre, c’est-à-dire qu’il contente, universellement et absolument, cette raison parfaite qui, comme seconde personne de la Trinité, est son essence même.

Rien de plus certain que le caractère intellectualiste de la philosophie de Malebranche. Mais il est intéressant de se demander quelle est, au juste, la nature de cette intelligence, de cette raison, à laquelle, sans restriction, Malebranche soumet toutes choses et Dieu lui-même.”