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Roger Verneaux : histoire de la philosophie

http://books.google.fr/books?id=e1LWEugsiF8C&pg=PA95&lpg=PA95&dq=brunschvicg+sartre&source=bl&ots=F7EMhnn69o&sig=hlQAfc2_-AN1K7OvGMkGudOl5DA&hl=fr#v=onepage&q=brunschvicg%20sartre&f=false

ce livre est en lecture partielle sur Google, le chapitre consacré à l’idéalisme français va de la page 63 à la page 96, et il est accessible en sa plus grande partie.

Verneaux sépare l’idéalisme en deux grandes « régions » : les disciples de Hegel, dont les deux plus importants sont Renouvier et Hamelin; et ceux de Fichte, il étudie plus spécialement Lachelier et Brunschvicg.

Le rationalisme de Hegel peut être considéré comme absolu, mais il est aussi a priori, ce qui constitue la critique rédhibitoire de Brunschvicg.

Fichte, en tout cas le « premier » Fichte (celui de 1794-95) , conçoit la philosophie et la science, c’est à dire la recherche de la vérité, comme effort indéfini, il refuse de s’établir en un « monde spirituel » et de parler d’un Esprit Absolu qui SERAIT avant  la poursuite de la connaissance humaine et la transcenderait.

Brunschvicg se situe à mon avis exactement en cette ligne avec le « principe d’immanence » qui est posé dès sa thèse « La mondalité du jugement » et sur lequel il ne reviendra jamais.

Verneaux a donc raison de partir de ce principe dès la page 84, car toute la pensée de Brunschvicg y est en quelque sorte « enveloppée » :

« la connaissance constitue un monde qui est pour nous le monde. Au delà il n’y a rien : une chose qui serait au delà de la connaissance serait par définition l’inaccessible, l’inconnaissable, c’est à dire qu’elle équivaudrait pour nous au néant »

et il a raison aussi d’attendre la fin de l’article pour donner son « verdict » sur ce principe, qui est négatif puisque Verneaux est réaliste (et thomiste me semble t’il) :

page 95

« à notre avis il n’y a pas de faille dans l’idéalisme de Brunschvicg ; son seul défaut, mais il est rédhibitoire, est d’être idéaliste »

page 94 :

« Brunschvicg nous semble avoir porté l’idéalisme à son point de perfection…l’idéalisme a disparu de la scène philosophique avec lui »

voir aussi un intéressant parallèle avec l’existentialisme, qui doit à l’idéalisme brunschvicgien tout ce qu’il a de juste,  en fin de l’article page 95 : trois thèmes brunschvicgiens survivent dans l’existentialisme : l’absurdité du réel (qui correspond à la forme d’extériorité de « La modalité du jugement »), la création des valeurs (mais que Sartre conçoit comme le fait de la conscience individuelle, soit un « idéalisme subjectiviste » rejeté par Brunschvicg) et enfin la liberté de l’esprit.

On est ce qu’on se fait : mais, comme le fait remarquer fort justement Verneaux, Brunschvicg est intellectualiste et voit l’action de l’homme dans la science , la réflexion, la compréhension, bref la philosophie; ce n’est pas le cas de Sartre, qui tombe donc dans le matérialisme dialectique marxiste.

Les juifs du lycée Condorcet dans la tourmente

On lira avec intérêt cet article sur les juifs, célèbres ou non, du lycée Condorcet, et sur leur funeste destin sous l’occupation allemande:

http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-4-page-81.htm

la forte présence juive dans ce lycée date de la fin du second empire, elle coîncide pour ainsi dire avec la IIIème République :

« Depuis la fin du Second Empire, le lycée Condorcet occupe une place à part dans l’histoire de l’intelligentsia juive en France : il suffit de rappeler que James Darmesteter, Gustave Bloch, Joseph Salomon et Théodore Reinach, Henri Bergson, Victor Basch, Henri Hauser, Élie et Daniel Halévy, Léon Brunschvicg, Marcel Proust, Tristan Bernard, Georges Mandel, Emmanuel Berl, Raymond Aron, Claude Lévi-Strauss y ont fait tout ou partie de leurs études. Autant dire que la contribution des juifs à l’histoire intellectuelle du lycée est tout à fait exceptionnelle »

Trois des intellectuels formés à cette époque  symbolisent en quelque sorte la IIIème république :

« Sans être aussi célèbres que Bergson, Gustave Bloch, Henri Hauser et Léon Brunschvicg furent trois des plus grands universitaires français de la Troisième République. Gustave Bloch devint un éminent professeur d’histoire romaine. Par une ironie cruelle, le père du plus grand historien français du 20e siècle, Marc Bloch, fut le maître à l’École normale de Jérôme Carcopino, futur ministre de l’Éducation nationale de Vichy. Henri Hauser devint le premier titulaire d’une chaire d’histoire économique à la faculté des lettres de Paris en 1927 et l’auteur d’une Prépondérance espagnole (1933) utilisée par des générations d’étudiants. Quant à Léon Brunschvicg, grand éditeur de Pascal, il fonda en 1893 la Revue de métaphysique et de morale avec plusieurs camarades de Condorcet et régna sur la philosophie universitaire en France durant l’entre-deux-guerres. La voie tracée par Brunschvicg était encore empruntée, dans les années 1930, par de jeunes et brillants agrégés de philosophie passés par la khâgne de Condorcet, Raymond Aron, Albert Lautman et Claude Lévi-Strauss. »

Claude Lévi-Strauss et  Raymond Aron sont les plus connus, mais rappelons qu’Albert Lautman et Jean Cavaillès, tous deux élèves de Brunschvicg , s’impliquèrent fortement dans la résistance et furent fusillés par les nazis. C’est fort dommage pour la philosophie, car ils étaient les deux élèves les plus fidèles de Brunschvicg, réalisant la sybiose de la philosophie et de la pensée logico-mathématique, et poursuivant l’investigation du spinozisme (surtout Cavaillès).

Raymond Aron, quant à lui, fasciné (comme tous les autres, sans exception, même Sartre et Nizan, dont la fascination se traduisit en hostilité déclarée) par l’enseignement de Brunschvicg (qui était plus un Maître spirituel de la stature de Socrate, mais d’un Socrate qui aurait publié des livres, que d’un fonctionnaire), explique dans ses Mémoires ses efforts pour se « libérer » de cette emprise intellectuelle : efforts couronnés de succès, hélas, pour le malheur de la France des années d’après guerre et des « trente (prétendues) glorieuses ». Quant à Levi-Strauss, inutile d’épiloguer, il représente à peu près l’anti-Brunschvicg, et c’est bien son droit…et il y a quand même des choses à recueillir chez lui, notamment ce qu’il dit de l’Islam, sur lequel il ne s’est jamais fait aucune illusion…

Il y a aussi les « mondains » :

« Marcel Proust nous fournit l’archétype du mondain, ou de l’amateur Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996. Demi-juif (par sa mère, née Jeanne Weil), cet héritier a fait ses humanités au lycée entre 1882 et 1889 et y a découvert sa vocation littéraire. Cette mouvance de juifs artistes, où l’on trouve aussi Robert Dreyfus et Jacques Bizet….À mi-chemin des doctes et des mondains se rencontrent deux fratries particulièrement remarquables, les Halévy et les Reinach Sébastien Laurent, Daniel Halévy. Élie et Daniel Halévy, fils du librettiste d’Offenbach et élèves du lycée en même temps que Marcel Proust, d’origine juive par leur père et protestante par leur mère, sont assez représentatifs d’une certaine grande bourgeoisie intellectuelle passée par Condorcet, assez facilement libérale et anglophile mais susceptible d’évoluer vers la droite et le traditionalisme. »

Ce passage rappelle l’idéal d’assimilation, hélas disparu après-guerre, et l’amour de la culture européenne, qui étaient présents chez les juifs français depuis la Révolution, et ont permis leur accession rapide aux premiers rangs des sphères de l’esprit :

« Les familles juives dont les enfants vont à Condorcet sont pour une minorité issues de la grande bourgeoisie financière du 8e arrondissement, mais appartiennent le plus souvent à la moyenne bourgeoisie libérale et commerçante de l’Ouest parisien et de la banlieue ouest.
 Elles voient dans les études classiques un moyen d’intégration et de promotion dans la société française : souvent déjudaïsées ou peu pratiquantes, elles aiment passionnément la culture française et veulent que leurs enfants non seulement assimilent cette culture, mais qu’ils soient capables de l’enrichir à leur tour. D’où l’intérêt particulier des juifs de Condorcet pour la culture vivante ; d’où aussi la réputation d’intellectualisme faite au lycée par Albert Thibaudet lorsqu’il affirme que la marque propre aux « jeunes Juifs de Condorcet » entrés en littérature est d’avoir été meilleurs philosophes que rhétoriciens . Du coup, Condorcet est sans doute l’un des seuls lycées de France qui se puissent comparer aux grands lycées viennois d’avant 1938, lieu d’intégration culturelle et sociale mais aussi de stimulation critique et d’initiation esthétique »

Rappelons aussi que le polytechnicien Alfred Dreyfus était d’un nationalisme sincère et d’une fidélité sans faille à la France, et se classerait sans doute aujourd’hui…en tout cas très loin de BHL, et assez près d’Eric Zemmour !

Et tout ceci a complètement volé en éclats avec la catastrophe de 1940 !

Sur le destin de Léon Brunschvicg pour ses qutre dernières années de vie, de juin 1940 où, parce que né juif,  il dût fuir Paris avec son épouse Cécile Kahn-Brunschvicg (qui avait été secrétaire d’Etat sous Léon Blum, c’était sans doute un motif supplémentaire pour fuir) jusqu’à sa mort  le 18 janvier 1944, nous avons sur le web un excellent article : « Destin d’un philosophe sous l’occupation » :

http://publications.univ-provence.fr/ddb/document.php?id=87

que j’ai commenté ici :

https://leonbrunschvicg.wordpress.com/brunschvicg-destin-dun-philosophe-sous-loccupation/

Un article à lire, relire et méditer sans cesse, parce qu’il montre que la philosophie, quand elle est véritable et engage toute la vie, comme chez Brunschvicg, Platon, Descartes, ou Spinoza, surmonte les épreuves quelles qu’elles soient, et répond à la question initiale qu’il se pose :

«et que devient la vie pour qui professe l’idéalisme pour de bon, avec toutes ses conséquences ? »

Il n’était évidemment pas question pour un homme de 71 ans de sauter en parachute, mais Brunschvicg ne céda jamais d’un pouce au désespoir :

« Plus généralement, Brunschvicg affichait auprès de ses interlocuteurs, avec une constance, peut-être un peu forcée à certains moments, une sérénité d’âme et une confiance absolue dans un futur meilleur :

     «[…] les amis des idées éternelles, s’ils n’ont pas su suffisamment, comme vous me l’écriviez, compter sur le facteur temps, ont maintenant conscience de ce qui est réclamé d’eux et le dernier mot restera au droit de l’humanité ? Nous vivons de cela, et pour cela […]. 13»

Presque invariablement, il offrait à ses proches la certitude que la raison triompherait de la barbarie et s’imposerait aux « trognes armées » selon le mot de Pascal. …

Fondamentalement, Brunschvicg tenait pour l’idéal platonicien d’un bonheur lié à la connaissance des choses vraies, rassemblées et reliées par la longue chaîne des idées scientifiques que l’Humanité pensante avait su forger au cours de son histoire. Le désordre (l’absurde) devait être surmonté nécessairement par l’ordre, révélé et mis à jour continuellement par les progrès des sciences positives et la prise de conscience de la portée de leur succès. Dans ces années de déréliction de l’Humanité où la question du Dieu absent est souvent montée aux lèvres, Brunschvicg aurait répondu comme dans son Agenda du 19 octobre 1942 :

« Le vrai Dieu sera non une cause, mais un but»

Nous n’admettons donc aucunement les objections de raymond Aron, formulées dès sa thèse en 1938 lors de son entreprise d’ « auto-libération » :

« Que penser alors de cette sagesse se demandait Aron, quand elle s’avérait impuissante à mordre sur le réel, indifférente dans une certaine mesure aux situations et aux faits, préoccupée seulement par leur seule valeur dans le domaine du vrai ? »

Mais nous serons entièrement d’accord avec sa splendide formule, lors de la conférence en l’honneur de Brunschvicg à Londres en avril 1944 :

« Nous tâcherons d’armer la Sagesse« 

Oui, la seule arme de Brunschvicg, c’était le Verbe, qui est le LOGOS, le CHRIST des philosophes, et son amour de l’ORDRE, qui est hérité de Malebranche; pas l’ordre social capitaliste, comme dans la mauvaise interprétation de Sartre et surtout de Nizan dans les « Chiens de garde » en 1932.

Non, l’ORDRE divin.

Mais évidemment, cela ne veut rien dire, pour quelqu’un qui a écrit à la fin de « L’être et le néant » que la notion (cartésienne et spinoziste)  de Dieu comme « causa sui » est contradictoire et que : « l’homme qui veut se perdre en Christ se perd en vain; l’homme est une passion inutile« 

Brunschvicg n’est pas un chien de garde, mais un Homme véritable, un Mensch.

Et nul doute que le nazisme n’ait été…le désordre absolu !

Le Verbe et l’ORDRE suffit, puisqu’il est DIEU; pas besoin d’ (autres) armes.

Seulement il se passe que l’époque de l’ après-guerre est celle du nihilisme, des cortèges dionysiaques et des manifs en tous genres, de la mort et de l’effacement de l’homme (forcément : une passion inutile, on vous le dit !), celle où il faut adjoindre à l’arme absolue qui est l’Absolu de la Vérité, des armes de…terreur absolue…

reconnaissons le et tirons en les conséquences : oui, tâchons d’armer la sagesse !