Archives du mot-clé christianisme des philosophes

Brunschvicg sur la philosophie de Descartes et la mathesis universalis

voici un passage tiré du début des Ecrits philosophiques de Brunschvicg :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1.html

qui est d’une densité extraordinaire et constitue en quelque sorte un résumé succinct de tout ce qu’il faut savoir de la philosophie véritable (cartésienne) pour s’orienter dans la pensée et donc vers le BIEN :

C’est un passage qui fait partie de l’Introduction, pages 13-14 (format Word) et explique les rapports de la philosophie cartésienne, de la religion et de la mathématique :

« Montaigne est un érudit ou, comme dira Pascal, un ignorant ; dans le réveil de la mathématique il ne cherche qu’un intérêt de curiosité, qu’une occasion de rajeunir les arguties et les paradoxes des sophistes. L’homme intérieur demeure pour lui l’individu, réduit à l’alternative de ses goûts et de ses humeurs, penché, avec une volupté que l’âge fait de plus en plus mélancolique, sur « la petite histoire de son âme ». Or, quand Descartes raconte à son tour « l’histoire de son esprit », une tout autre perspective apparaît : la destinée spirituelle de l’humanité s’engage, par la découverte d’une méthode d’intelligence. Et grâce à l’établissement d’un type authentique de vérité, la métaphysique se développera sur le prolongement de la mathématique, mais d’une mathématique renouvelée, purifiée, spiritualisée, par le génie de l’analyse.

Le propre de la sagesse cartésienne, c’est qu’elle accepte dès l’abord, comme bienfaisante el salutaire, l’épreuve du doute de Montaigne. Si l’on réserve le point qui concerne la substance psychique et qui demeure comme une digression par rapport aux thèses essentielles du cartésianisme, aucun des dogmes enseignés par l’autorité, aucun des principes dont l’École faisait la pétition, n’intervient pour altérer la rationalité parfaite du lien entre la méthode et le système. Une même présence de lumière intérieure fait de l’existence du moi pensant et de l’existence du Dieu infini les moments d’une seule intuition : elle a sa racine dans la clarté et dans la distinction de la mathématique « pure et abstraite » ; elle a son application dans la clarté et dans la distinction d’une physique mathématique qui explique les phénomènes de l’univers comme objets de la géométrie spéculative. Le mécanisme de la nature et l’autonomie de l’esprit sont les deux faces solidaires de la science que l’homme constitue lorsque, attentif à lui-même, il déroule, par la seule spontanéité de son intelligence, les « longues chaînes de raisons », dont il appartient à l’expérience de prouver qu’elles forment en effet la trame solide des choses, indépendamment des apparences qu’y adjoint l’animalité des sens ou de l’imagination.

Cette intériorité de la pensée à la vérité, voilà quelle sera désormais la seconde assise, l’assise définitive, du spiritualisme occidental. Il y a presque trois siècles que le Discours de la méthode a terminé, décidément, le Moyen âge post-aristotélicien ; et depuis trois siècles le type de vérité, créé par l’avènement de la physique mathématique, n’a cessé, à mesure qu’il croissait en valeur objective, d’approfondir sa raison d’être, par un double appel aux initiatives humaines de l’invention analytique et de la technique expérimentale. Le savant prend conscience que son univers est d’autant plus réel qu’il s’éloigne davantage des apparences immédiates, des données sensibles, pour ramener des faits, toujours plus minutieusement précisés, à un réseau d’équations, toujours plus dense. Le langage mathématique, qui pouvait d’abord sembler si abstrait, pour ne pas dire si étrange, en face des aspects infiniment variés de la nature, est pourtant le seul dans lequel nous savons qu’elle accepte de répondre effectivement aux questions qui lui sont posées, le seul donc par quoi l’homme, acquérant la dignité de vérité, soit assuré de s’élever, par delà l’ordre de la matière et l’ordre de la vie, jusqu’à l’ordre de l’esprit. »

Est ici décrit la voie proprement philosophique et religieuse, qui va de la Nature vers l’Esprit, de l’Etre (des étants multiples, des apparences sensibles) vers l’UN.

Les trois ordres sont là, mais ce ne sont plus ceux de Pascal ; l’ordre suprême , qui contient voire même coïncide avec l’ordre de la charité, c’est l’ordre de l’esprit, et l’on s’y achemine non pas par la prière , le jeûne ou le culte (collectifs) mais par la mathématique universelle, mathesis universalis, seule à même de nous doter de normes intellectuelles absolues constituant une discipline de la vérité, des règles pour la direction de l’esprit.

Dieu est le Dieu intérieur, immanent, non pas « éternel » mais internel comme je dis pour ma part , et la mathesis universalis est la racine de la religion véritable, qui consiste à unir en une même intuition Dieu et le moi pensant (non plus le roseau pensant, qui est le moi vital) c’est à dire le moi spirituel lorsqu’il a triomphé du moi vital et ses pulsions animales :

« Une même présence de lumière intérieure fait de l’existence du moi pensant et de l’existence du Dieu infini les moments d’une seule intuition : elle a sa racine dans la clarté et dans la distinction de la mathématique « pure et abstraite » »

si j’osais, je dirais que Brunschvicg est un miracle : c’est le Christ revenu en un corps d’homme pour corriger toutes les erreurs accumulées (souvent au nom du christianisme) pendant les deux millénaires précédents
Mais je n’oserais pas, évidemment, car Brunschvicg n’aurait pas approuvé , traitant cela de balivernes mystiques…
En tout cas cela l’aurait bien fait rire et je suis certain qu’il devait aimer rire, mais rire intelligemment et de façon civilisée : aussi nos modernes amuseurs publics et leurs vulgarités ne lui auraient ils guère plu !

lumière philosophique sur les évènements actuels en « terre d’Islam »

Le passage suivant tiré du dernier livre de Brunschvicg :

« Héritage de mots, héritage d’idées »

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/heritage_de_mots_idees/heritage_de_mots.html

me semble particulièrement éclairant, pour comprendre, sur le long terme, les relations entre « monde chrétien » et « monde musulman » , qui depuis quelques jours s’enflamment de nouveau à l’occasion d’un « film » de 13 minutes diffusé sur Youtube.

Le passage en question est au chapitre V : DIEU, Brunschvicg y oppose Pascal et Spinoza :

« Après les plus profondes méditations de mathématicien et de physicien, de psychologue et de moraliste, Pascal conclut au contraste, que son génie met dans un relief saisissant entre la « superbe diabolique » de la raison et un conformisme littéral et total, une soumission humble à la folie de la croix : « La Sagesse (note-t-il sous l’autorité de saint Mathieu) nous envoie à l’enfance. » Exactement à la même époque Spinoza, chrétien vis-à-vis de lui-même sinon des autres, ne témoigne pas d’une adhésion moins directe à l’esprit de l’Évangile lorsqu’il se règle sur la parole qui coupe court aux tentations de retour en arrière : « Vous laisserez les morts ensevelir  les morts. » La nouveauté du Nouveau Testament ne sera plus qu’il succède à l’Ancien dont il prolonge les miracles et dont il accomplit les prophéties ; car il serait alors menacé de succomber à son tour par le simple effet d’un inévitable vieillissement ; c’est qu’il a proclamé la rupture complète avec le temps, c’est qu’il a introduit l’homme dans la région des vérités éternelles. Dieu y est considéré selon la pureté de son essence, délivré des attaches empiriques qui subordonneraient son existence et sa nature aux cadres mesquins d’une chronologie et d’une géographie. La raison, qui déjà dans le domaine scientifique fait la preuve de son aptitude à prendre possession de l’infini, ouvre la voie du salut et donne accès à la béatitude.

L’œuvre de Pascal et l’œuvre de Spinoza figurent comme les deux extrémités de la pensée religieuse. »

et, page 56 :

« Jules Lagneau, dans ses Leçons sur l’existence de Dieu pose le problème : « Affirmer que Dieu n’existe pas est le propre d’un esprit qui identifie l’idée de Dieu avec les idées qu’on s’en fait généralement et qui lui paraissent contraires aux exigences soit de la science soit de la conscience. » La confusion des vocabulaires risque de lier à un même sort, d’entraîner dans une chute commune, la religion conçue comme fonction suprême de la vie spirituelle et les religions données dans l’histoire en tant qu’institutions sociales. Celles-ci comportent un Dieu particulier qu’on désignera par un « nom propre » ; son culte et ses attributs sont définis dans des formules de symboles qui sont naturellement conditionnées par le degré où la civilisation était parvenue à l’époque de leur énoncé. Le progrès du savoir scientifique et le raffinement de la conscience morale se tournent alors en des menaces contre la tradition des dogmes qui tenteront d’y échapper par le saut brusque dans le mystère de la transcendance. Pourtant, si la science porte avec elle la norme du vrai comme la conscience morale la norme du bien, le devoir de la pensée religieuse est d’en chercher l’appui bien plutôt que d’en fuir le contrôle. »

La compréhension de ce texte (dont la difficulté n’est pas dans la forme, mais dans le sens de fond) permet de comprendre deux choses fondamentales :

1- la rupture de niveau entre « ancien » et « nouveau » testament, donc entre judaïsme et christianisme, mais attention : en ce qui concerne l’esprit !

la tragédie du christianisme, (ou plutôt des christianismes , en tant que cultes) est qu’il a été impuissant à s’élever au niveau du « nouveau » testament, et à accéder à la « région des vérités éternelles » (qui est celle de la philosophie)

2- comme corollaire du point 1 : l’inanité, et donc l’imposture, de toute « révélation » se présentant comme venant compléter ou rectifier les deux révélations « précédentes »; et donc l’imposture du Coran..

puisque si l’on entre dans la région des « vérités éternelles », il n’y a plus de « précédent » : soit l’on fait de la philosophie, soit l’on fait de la sociologie…

il est évidemment impossible de « blasphémer » ce qui est vraiment éternel : donc quelqu’un qui voudrait « insulter » le « nouveau testament » manquerait totalement le sens de ce livre.

Comme disait Brunschvicg :

« l’esprit se refuse au Dieu du mystère comme au Dieu des armées »

le « Dieu » (prétendûment unique!) des « guerres de religions » n’a aucun rapport avec la religion, qui EST, dans un sens supérieur, la philosophie , celle que Brunschvicg appelle « christianisme des philosophes ».

Tout « dialogue » entre « civilisations » (sous entendu : occidentale et islamique) sur les trois religions dites « du Livre » ne peut donc être qu’un dialogue de sourds : les occidentaux ont perdu le contact (s’ils l’on jamais eu !) avec la « région des vérités éternelles », et les musulmans s’imaginent y avoir accès, alors qu’ils se situent dans celle de la sociologie et de la géographie : « vérité au sud, erreur au nord »…

Gabriel Marcel : la grâce

Je retranscris ici, avec pas mal de modifications, une note que j’avais écrite il y a 6 ans après lecture d’ un vieux volume datant de 1924, regroupant deux pièces de théâtre de Gabriel Marcel:

« La grâce » (1911) et « Le palais de sable« .

Depuis, pas suite de quelques vicissitudes, mes livres ont été éparpillés aux quatre coins de la France, et je ne retrouve plus le livre…dommage car une relecture s’imposerait..

voir ce document pour un résumé et un commentaire de « La grâce » (réalisée avant la conversion religieuse de Gabriel Marcel) :

http://chemins.eklesia.fr/artf/gmarcel.pdf

(page 2 à 9)

commentaire qui se fonde sur un tout autre point de vue que celui développé ici

******************************************************

Gabriel Marcel est un philosophe chrétien, se rattachant par certains traits à l’existentialisme dans son exigence de concret (il a d’ailleurs écrit une « Philosophie du concret »). On pourrait donc penser que la lecture que je viens de faire de la première de ces pièces (que personne ne doit plus connaitre aujourd’hui) n’aurait aucune incidence en termes de pensée et de philosophie… juste une ou deux heures agréables. Et pourtant c’est le contraire qui est vrai : il y a de ces oeuvres qui portent la réflexion à une sorte d’incandescence méditative, et c’est ce qui vient de se produire. Et cela ne peut sans doute se produire qu’entre deux êtres, ou deux entités, que tout sépare : la distance crée l’intensité « énergétique » , le magnétisme de l’ essor spirituel. C’est d’ailleurs un enseignement pour l’avenir : ne pas se complaire à ce qui nous semble être « de notre famille de pensée ». Chercher plutôt ce qui nous choque, ce qui nous scandalise, ce qui nous semble incompréhensible.

De la même manière que les physiciens cherchent à faire jaillir de nouvelles avancées de la connaissance en créant des chocs de particules dans des accélérateurs …

L’intrigue de « La grâce » donc :

le personnage principal, Françoise, 24 ans, est une de ces femmes volontaires et intelligentes comme les premières années du 20 ème siècle en produirent, sans doute fallait il ces qualités dignes d’un roc (de dureté donc !) pour affronter la terrible guerre qui arrivait.

Elle a été l’élève du professeur Du Ryer (40 ans), spécialiste en psychologie clinique et expérimentale, et passionné par les problèmes du mysticisme et de la religion qu’il cherche à expliquer par des pathologies mentales; elle était secrètement amoureuse de lui.

Françoise est une des ces femmes (et c’est pareil pour les hommes de cette époque) pour lesquelles le christianisme des générations précédentes ne signifie plus rien.

Mais elle ne peut non plus partager la « foi » de Du Ryer pour la science.

La pièce décrit donc sa chute dans le nihilisme et le désespoir.

Après du Ryer (auquel elle n’a pas avoué son amour, qui n’est pour elle qu’une « force naturelle », celle du désir sexuel, car il est marié) elle tombe profondément amoureuse de Gérard, 28 ans, et le début de la pièce se situe juste avant leur mariage.

Mais Gérard bouleversé vient lui apprendre qu’il est tuberculeux (à cette époque cela ne se soignait pas) et qu’ils ne peuvent donc pas se marier; mais elle le convainc de ne rien dire à ses parents, et de laisser les choses se dérouler comme prévu.

Ici se situe leur première incompréhension, lourde de conséquences pour la suite : Gérard croit que c’est pas un « amour purement spirituel  » qu’elle se sacrifie, pour ne pas le laisser seul, il croit aussi qu’elle est dégoûtée de l’amour physique « comme toutes les femmes comme il faut » (alors que lui a eu des tentations « impures » , notamment pour un jeune garçon, ce qu’il lui avouera après leur mariage). Mais la vérité est que Françoise  meurt d’envie de « lui appartenir », pas comme à un mari, mais comme à un amant, et comme nous sommes en 1911 dans la bourgeoisie, elle ne peut coucher avec lui que s’ils se marient.

Son passé de scientifique a donné à Françoise une exigence de sincérité, de vérité, qui passent pour elle par une démystification des tendances mystiques et christiques de Gérard, qui iront en augmentant au fur et à mesure de l’intrigue.

Ils se marient donc, louent un chalet à la montagne pour les soins de Gérard, retrouvent dans les Alpes le couple des De Ryer (le professeur étant légèrement malade vient se soigner aussi). Mais Françoise n’a pas trouvé le bonheur escompté : son mari est si faible qu’il est incapable d’un rapport sexuel « complet ». Elle devient de plus en plus dure, désenchantée, hargneuse envers ce qu’elle appelle ses balivernes mystico-religieuses, qu’elle attribue à sa maladie. Au cours d’un après midi dans une petite bâtisse dans la montagne où elle est seule avec du Ryer, elle lui avoue toute la vérité, qu’elle l’aimait autrefois, etc…c’est alors que l’on assiste à la chute du « grand scientifique », que les aveux de Françoise font descendre de son Olympe. Il est bouleversé de n’avoir pas su voir cet amour. Je dois recopier ici qq lignes du dialogue, il est magnifique, c’est Françoise qui parle :

« Il n’y a plus en présence que deux corps périssables qui se convoitent et qui s’appellent. Mon ami, ayons du moins le courage affreux de savoir que nous ne sommes que cela. Nous ne reculerons plus, vous le savez comme moi. Avant d’entrer dans cette ombre qui nous sollicite, nous nous devons à nous mêmes de l’éclairer un moment. Je suis venue vous apporter une dernière lumière, avez vous bien regardé?

– oui

-il n’y a donc plus qu’à l’éteindre… »

(il s’agit là à mon avis d’un sommet dans toute la littérature, s’agissant de dépeindre le désespoir)

Au cours d’une scène précédente face à son mari, où elle réussit à lui avouer la vraie nature de son amour et des motifs qui l’ont poussée à l’épouser quand même, malgrès sa maladie, elle lui dit que:

« si j’ai cédé (à la sensualité) c’est qu’aux yeux de ma raison rien n’est plus fort que le désir, et plus légitime; c’est que je n’ai pas voulu m’agenouiller devant les vieilles idoles. Je me suis justifiée moi même »

Enfin, au cours du dernier acte, qui se passe à Paris, Gérard semble aller beaucoup mieux; sa maladie semble guérie, les aveux de sa femme lui ont fait retrouver l’appétit sexuel, et il lui demande de faire l’amour. Mais alors, épouvantée, elle lui confesse qu’elle a pris un amant,  le premier venu, par désespoir, par nihilisme :

« je suis peut être tombée bien bas, mais pas au point de me partager« …

et tout se termine avec la mort de Gérard, en prières et demandant à Dieu d’avoir pitié d’eux tous :

« Mon Dieu, nous ne pouvons pas mourir car nous ne sommes pas..Vous Seul êtes! »

Voilà, bien sûr ce rapide résumé ne peut donner idée de l’extraoridinaire beauté de la pièce, de la langue de G Marcel, de l’intensité et de la virtuosité de la pensée. Pièce étonnamment moderne et à la fois étonnamment surannée ! évidemment, aujourd’hui, les personnages ne se poseraient pas tous ces problèmes concernant le sexe.

Mais est ce bien là le fond de l’affaire ?
Lors de la séance à la société de philosophie en 1928, au cours de l’exposé de Brunschvicg sur « La querelle de l’athéisme », on avait assisté à une vive opposition entre Gabriel Marcel et Etienne Gilson, défendant le « Dieu d’Abraham », et Brunschvicg  leur opposant « dieu des philosophes et des savants » : la conscience intellectuelle, la source de la vérité (scientifique et philosophique, c’est à dire réflexive).
Ces débats sont là en germe dans la pièce écrite 17 ans avant. Comme de bien entendu , Gabriel Marcel donne le beau rôle à la Foi (représentée par Gérard et Olivier, le frère de Françoise), et il place la « raison scientifique » chez Du Ryer qui est un personnage falot, plein de fatuité (ce n’est même pas lui sans doute que Françoise choisit finalement pour « fauter »). Mais le personnage de Françoise est d’une extraordinaire complexité. Elle ne peut se « convertir » à la mystique de Gérard, qui pourtant l’aime profondément (et qu’elle aime profondément) et qui voudrait la « sauver ». Mais elle ne peut non plus se convertir à la « foi en la science » de Du Ryer. Elle est donc seule face à l’abîme du désir « nu », et tombe tragiquement dans le désespoir nihiliste. On sent que Marcel était plein de tendresse et d’amour pour ce personnage féminin, bien plus que pour celui de Gérard. Disons le clairement : philosophiquement, le thème de la pièce est le  choix entre ce que Brunschvicg appelle « la vraie et la fausse conversion » , ou plutôt le non-choix, car   la tragédie de Françoise est de ne pas pouvoir faire ce choix, pour une raison bien simple : son initiateur Du Ryer n’était pas philosophe mais un « scientifique expérimental » , travaillant dans le secteur de la psychologie, et non pas dans celui des sciences relevant de la physique mathématiques, seules aptes à mener l’esprit vers la quête philosophique.

Pour Gabriel Marcel, l’option de Brunschvicg est « fausse », ne menant qu’à l’absurde. Telle est la raison profonde pour laquelle il la place sous l’égide d’un homme aussi médiocre que Du Ryer.

Le choix de la Raison plutôt que de la Foi, le choix brunschvicgien donc, ne donne aucune indication sur la conduite à tenir face au désir : désir sexuel pur et amour ne sont peut être pas la même chose, mais ils sont équivalents face au plan purement spirituel de l’idée et de la mathesis, en tant qu’appartenant au plan « vital » et soumis tous les deux donc à ses fantasmagories et à ses contingences.

« L’esprit n’a pas à descendre au dessous de soi » pour se préoccuper du plan de la matière ou de la vie et des sentiments, fût ce pour « expliquer » la vie ou la conscience. Il se trahirait ainsi. C’est seulement en ne consentant pas à se trahir lui même qu’il trouvera l’amour véritable et universel, qui unit tous les hommes.

Lorsque Françoise parle de cette « lumière » qu’ elle est sur le point d’éteindre dans la nuit des corps qui s’enlacent :

« Avant d’entrer dans cette ombre qui nous sollicite, nous nous devons à nous mêmes de l’éclairer un moment. Je suis venue vous apporter une dernière lumière, avez vous bien regardé?

– oui

-il n’y a donc plus qu’à l’éteindre… »

elle se méprend (parce qu’il s’agit d’une âme non convertie) sur la nature de cette lumière : il est impossible de l’éteindre, puisqu’elle est Dieu en nous, centre lumineux de notre conscience.

« Nous pouvons douter de notre rapport à l’esprit, mais pas de l’esprit lui même »

la nuit des corps et du sexe peut affaiblir notre lien avec la lumière et notre union intime avec dieu (comme le dit si bien Malebranche), mais pas « éteindre la Lumière elle même ».

 ce qui est intéressant dans « La grâce » est que le chrétien Gabriel Marcel ose s’affronter à l’abîme du doute, du désespoir (dont Hegel avait aussi traité) et du nihilisme, dans lequel toute l’Europe d’après 1918 allait plonger.

Et c’est donc aussi de nous qu’il parle dans cette pièce admirable….

Brunschvicg : la vie religieuse et le renoncement à la mort

« L’introduction à la vie de l’esprit« , ouvrage important datant de 1900, est l’un des seuls qui ne soient pas (encore ?) accessibles gratuitement sur le web (à ma connaissance en tout cas).

Mais son dernier chapitre, « La vie religieuse », figure comme article de la Revue de métaphysique et de morale de 1900, je l’ai recopié ici :

https://leonbrunschvicg.wordpress.com/?attachment_id=31

le texte diffère légèrement par rapport à celui du livre définitif, mais la fin, si remarquable et « frappante », en est la même, j’en extrais ces quelques lignes éparses :

l’univers est bon, absolument bon, du moment que nous savons le comprendre; car nous sommes maîtres de n’y voir que ce qui s’unit à nous

il n’est pas au pouvoir de la souffrance physique ou de la douleur individuelle d’usurper sur l’esprit”

 affirmation qui peut sembler scandaleuse aux yeux de ceux qui souffrent, et surtout de leurs proches, mais dont une démonstration a été donnée par Brunschvicg lui même dans les dernières années de sa vie, de 1940 à 1944, passées dans la clandestinité :

http://meditationesdeprimaphilosophia.wordpress.com/le-destin-dun-philosophe-sous-loccupation/

Rien ne peut interdire à l’intelligence de rencontrer dans le monde uniquement ce qui est fait pour elle, la loi d’où naît la vérité. Il n’y a pas d’évènement quelqu’inattendu qu’il soit , quelque contraire à nos tendances personnelles, qui ne serve à enrichir le domaine de notre connaissance.

Nous n’avons à redouter d’autre ennemi que l’erreur; et l’erreur, si nous savons l’avouer avec sincérité et nous en délivrer scrupuleusement, ne fait qu’augmenter le prix de la vérité définitvement possédée.

Rien ne peut empêcher la volonté de rencontrer dans le monde uniquement ce qu’elle cherche, l’occasion de se dévouer à l’intérêt supérieur de l’humanité; elle n’a rien  à craindre, hors ses propres défaillances.”

Les obstacles qu’on dresse devant nous, les haines qui nous sont manifestées, ne servent qu’à purifier et à approfondir notre amour des hommes

Brunschvicg faisait sans doute allusion, en parlant de ces “haines”, à l’affaire Dreyfus, encore toute “fraîche” en 1900. Il ne pouvait pas savoir qu’il devrait affronter ces mêmes haines en 1940 avec l’arrivées des nazis, et qu’il serait chassé de son bel appartement parisien, que sa belle bibliothèque serait pillée…

Une fois que nous avons rempli l’univers de notre esprit..”

(à la fin des temps, qui par définition ne se situe pas dans le temps historique)

il est incapable de nous rien renvoyer si ce n’est la joie et le progrès de l’esprit.

Et dés lors, ce que nous avons dit de l’univers, il faut le dire aussi de la vie.

La vie est bonne absolument bonne, du moment que nous avons su l’élever au dessus de toute atteinte, au dessus de la fragilité, au dessus de la mort.

La vraie religion est le renoncement à la mort;

elle fait que rien ne passe et rien ne meurt pour nous, pas même ceux que nous aimons; car de toute chose, de tout être qui apparaît et qui semble disparaître, elle dégage l’idéal d’unité et de perfection spirituelle, et pour toujours elle lui donne un asile dans notre âme

( Gabriel Marcel ne prenait pas au sérieux ces lignes, lors d’un colloque où Brunschvicg lui avait suggéré que “Mr Brunschvicg accorde sans doute beaucoup moins d’importance à sa propre mort que Mr Gabriel Marcel”, il avait répondu du tac au tac :

et la mort de Mme Brunschvicg ?” )

alors, vivant dans notre idéal, et nous en entretenant avec nous mêmes, nous connaissons le sentiment de sécurité profonde, et de repos intime qui est l’essence du sentiment religieux, et qui n’est autre que la pureté absolue de l’esprit

cette définition du véritable sentiment religieux rappelle les ouvrages si beaux de Pétrarque : « Traité de la vie solitaire » et « Le repos religieux ».

Nous avons là un parfait exemple d’humanisme qui ne se dégrade pas en (possibilité de) nazisme (car reposant sur une définition de l’homme, cet être indéfinissable puisque c’est lui qui donne les définitions).

 

le « renoncement à la mort » est cette possibilité inouïe offerte à ceux qui ont définitivement transcendé tout attachement à la personne propre.

Il « remplace » et annule les « croyances » en une « immortalité » dans un au-delà illusoire.

Et les lignes prodigieuses que nous avons recopiées supra ne peuvent se comprendre qu’en tenant compte de celels qui précèdent (pages 20 et 21 notamment) qui opposent la vie religieuse véritable, dont l’essence est la liberté, aux conformismes sociaux que sont les cultes :

« l’organisation temporelle de ce qu’on a pris coutume d’appeler LES religions, en même temps  qu’elle a interdit à la plus grande partie de l’humanité l’intelligence de LA religion, a rendu singulièrement complexe la pratique de cette vertu religieuse qui est la tolérance »

« devant cette négation de l’esprit , la tolérance se transforme et devient : intolérance de l’intolérance. »

« au dessus des conceptions particulières auxquelles les générations successives ont adhéré, elle élève cette vérité universelle que la religion est l’oeuvre de l’esprit vivant et qu’elle est inséparable de la liberté…elle exclut non pas ce qui est exclusif de telle religion déterminée, mais ce qui est exclusif de toute religion possible, à savoir la lettre, le rite, le costume, l’extérieur qui est la part du corps et ne concerne point l’âme..

un mystère peut s’opposer à un autre mystère, une tradition contredire une autre tradition; mais entre les mystères et la lumière, entre les traditions et l’intelligence, il ne peut y avoir de conflit : par sa seule présence, l’intelligence dissout les traditions comme la lumière dissipe les ténèbres; du tombeau elle fait surgir la vie« 

transcendance de la révélation, immanence de la raison

ce court article, élaboré à l’occasion des travaux du Congrès international de philosophie de 1937, se trouve au tome III des “Ecrits philosophiques” page 268 :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t3/ecrits_philosophiques_t3.html

on ne s’étonnera évidemment pas que Brunschvicg ne préconise le spinozisme de la pensée réflexive, c’est à dire de l’immanence radicale, qui aboutit au “présent éternel”, mais il est captivant de le voir commencer par “débroussailler” un peu le terrain encombré par des “interférences” qui sont, pour rester dans la métaphore jardinière, des plantes parasites :

On s’expose à embrouiller le problème, et à le rendre à peu près inextricable, quand on cherche à le simplifier en faisant de la transcendance et de l’immanence deux notions corrélatives qui s’impliqueraient l’une l’autre. Nous proposerions d’y voir bien plutôt deux modes de répartition des valeurs, qui n’ont cessé d’interférer à travers l’histoire, mais dont précisément nous nous demanderons si l’interférence n’est pas ce qui a entravé, ce qui gêne encore, l’effort pour établir sur une base solide et claire la philosophie de l’esprit.

La pensée réfléchie, lorsqu’elle affleure, trouve la transcendance en possession d’état. Enfants et peuples enfants n’ont aucune difficulté à se familiariser avec l’au-delà, qu’ils font intervenir sans façon dans le cours de leur existence quotidienne

le propos sur les “peuples enfants” conduiraient peut être le Vieux sage devant le tribunal, en tout cas au pilori de “France culture”, s’il vivait aujourd’hui, mais passons, et sachons ici reconnaître le charme suranné de la 3 ème répulique. J’ai du mal en tout cas à voir en Claude Guéant , voire même en BHL, un disciple de Brunschvicg !

Il reste qu’il définit peu après la voie du “christianisme des philosophes” qui remplace l’opposition “en haut-en bas” par celle du “dehors et du dedans” :

Conviée à se replier sur elle-même, et du fait même de ce repliement, la pensée va se frayer une autre voie, orientée non plus de bas en haut, mais du dehors au dedans. Par le développement des sciences positives, la raison amène à la lumière de la conscience l’infinité de ses ressources intimes, que l’immensité de l’horizon spatial n’exprime encore qu’imparfaitement, l’accord universel entre les hommes, dont le conformisme social n’est qu’une image lointaine et précaire

Ainsi, le rapport de la transcendance à l’immanence, ne se laisse pas réduire à l’antithèse de deux notions. Il consiste dans la distinction entre deux manières de concevoir l’alternative fondamentale : alternative de la nature et de la surnature, alternative de la nature et de l’esprit. D’où résultent, suivant que l’on se place dans telle ou telle perspective, deux attitudes religieuses qui sont radicalement différentes, caractérisées avec une précision admirable par les deux formules que saint Augustin juxtapose dans un passage célèbre des Confessions : « Deus superior meo, Deus intimior intimo meo. »

la citation de Saint Augustin permet d’établir un pont avec l’augustinisme de Malebranche.

Et comme il le faisait 40 ans auparavant déjà, dans “L’idéalisme contemporain”, il associe l’agnosticisme ou l’athéisme radical contemporain à la confusion entre immanence et transcendance, c’est à dire entre spirituel et surnaturel.

Et il continue avec l’opposition classique chez lui entre l’Etre (transcendance) et l’Un (immanence) : le néoplatonisme s’est fourvoyé dans une quête de l’Un qui serait en quelque sorte “au delà de l’Etre” alors qu’ il se trouve juste “à l’intérieur” de l’homme-en-tant-qu’un (et il me semble ici que la non-philosophie de Laruelle ne fait que reprendre cette critique).

Bien entendu l’appel à l’intuition cartésienne, entièrement “acte” et sans aucune passivité, s’établit contre Malebranche qui répète obstinément que “nous ne trouvons pas la Lumière en nous mêmes, dans nos modalités ténébreuses”.

Mais ne peut on pas , sinon résoudre, en tout cas “comprendre” et “relever” cet antagonisme (qui pousse Blondel à thématiser l’anticartésianisme de Malebranche) par cet autre passage de Brunschvicg, qui se trouve dans son exposé d’introduction au congrès de 1937, et qui est repris dans la Revue de métaphysique et de morale de 1938 (numéro 1):

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11326x/f5.image

page 6 :

“jamais n’a été plus pressante , plus angoissante, la nécessité de l’effort pour découvrir, par delà le “Je suis” de l’individu qui a fait de soi le centre illusoire du monde, le “Je suis” de l’esprit sur qui repose indivisiblement la vérité universelle de la science de la nature et de la connaissance de Dieu

cet “appel angoissé” n’a pas été entendu en dehors des cercles de philosophes : un an ou deux plus tard, le “Je suis” de l’individu “centre illusoire du monde” et de ses “prolongements ethniques” (plutôt que nationaux) plongeait le monde dans la guerre !

le “Je suis” de l’individu, c’est l’homme déchu , uni au “monde” et à ses ténèbres, de Malebranche; le “Je suis” de l’esprit pur, c’est l’homme uni à Dieu par la “prière” de l’attention aux “idées” (divines) et par l’effort continuel pour “rentrer en soi-même”, c’est à dire se détourner des faux biens du corps pour les vrais biens de l’esprit.

Brunschvicg et Malebranche

la notion de “christianisme de philosophes” se trouve chez Brunschvicg, qui la fait remonter à Spinoza.

Il s’agit  de prendre conscience de l’entrelacement, depuis le début, de la philosophie grecque et du judeo-christianisme, évident chez un Saint Augustin ou un Philon d’Alexandrie .

Mais, tel qu’il est conçu chez Brunschvicg et tous les philosophes de cette époque d’avant-guerre appartenant à la tendance idéaliste appelée “philosophie de l’esprit”, ce christianisme de philosophes ne saurait être confondu avec la “philosophie chrétienne”, qui est par exemple celle du Blondel ou d’un Gabriel Marcel (ou de Levinas du côté juif). Les éléments dits “mythiques” sont laissés de côté, sur le versant de la “foi”, seul le versant “raison” est conservé.

Mais alors se pose la question du statut de l’oeuvre de Malebranche, que Brunschvicg considère presqu’à l’égal de Descartes et Spinoza.

Philosophie chrétienne ? oui, assurément, s’agissant du Père Malebranche. Un philosophe que beaucoup appellent “méditatif”, par opposition à “dialectique” (comme Arnaud).

Christianisme de philosophe ? aussi !

L’article de Boutroux sur l’intellectualisme de Malebranche met l’accent sur le second Malebranche, rationaliste indéfectible, mais il me semble qu’il laisse une passerelle vers Malebranche comme “philosophe chrétien”.

http://fr.wikisource.org/wiki/L%27Intellectualisme_de_Malebranche

La philosophie de Malebranche est essentiellement intellectualiste. Ce disciple de Descartes n’aborde aucune recherche, qu’il ne s’engage à rejeter toute notion dépourvue d’évidence rationnelle. Excepte-t-il les vérités de la foi ? Délibérément il a fait de la raison le principe, non seulement de toute science, mais de la morale, et de la religion même. La religion, pour lui, n’est qu’une forme, adaptée à la condition humaine, de la métaphysique.

Nous voyons en Dieu tout ce que nous connaissons véritablement ; connaître le monde, c’est le concevoir par rapport à l’étendue intelligible qui réside en Dieu même, c’est le réduire en éléments mathématiques. Dieu, chez Malebranche, est toute lumière, toute vérité, tout ordre, c’est-à-dire qu’il contente, universellement et absolument, cette raison parfaite qui, comme seconde personne de la Trinité, est son essence même.

Rien de plus certain que le caractère intellectualiste de la philosophie de Malebranche. Mais il est intéressant de se demander quelle est, au juste, la nature de cette intelligence, de cette raison, à laquelle, sans restriction, Malebranche soumet toutes choses et Dieu lui-même.”