Archives du mot-clé Descartes

Brunschvicg sur la philosophie de Descartes et la mathesis universalis

voici un passage tiré du début des Ecrits philosophiques de Brunschvicg :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1.html

qui est d’une densité extraordinaire et constitue en quelque sorte un résumé succinct de tout ce qu’il faut savoir de la philosophie véritable (cartésienne) pour s’orienter dans la pensée et donc vers le BIEN :

C’est un passage qui fait partie de l’Introduction, pages 13-14 (format Word) et explique les rapports de la philosophie cartésienne, de la religion et de la mathématique :

« Montaigne est un érudit ou, comme dira Pascal, un ignorant ; dans le réveil de la mathématique il ne cherche qu’un intérêt de curiosité, qu’une occasion de rajeunir les arguties et les paradoxes des sophistes. L’homme intérieur demeure pour lui l’individu, réduit à l’alternative de ses goûts et de ses humeurs, penché, avec une volupté que l’âge fait de plus en plus mélancolique, sur « la petite histoire de son âme ». Or, quand Descartes raconte à son tour « l’histoire de son esprit », une tout autre perspective apparaît : la destinée spirituelle de l’humanité s’engage, par la découverte d’une méthode d’intelligence. Et grâce à l’établissement d’un type authentique de vérité, la métaphysique se développera sur le prolongement de la mathématique, mais d’une mathématique renouvelée, purifiée, spiritualisée, par le génie de l’analyse.

Le propre de la sagesse cartésienne, c’est qu’elle accepte dès l’abord, comme bienfaisante el salutaire, l’épreuve du doute de Montaigne. Si l’on réserve le point qui concerne la substance psychique et qui demeure comme une digression par rapport aux thèses essentielles du cartésianisme, aucun des dogmes enseignés par l’autorité, aucun des principes dont l’École faisait la pétition, n’intervient pour altérer la rationalité parfaite du lien entre la méthode et le système. Une même présence de lumière intérieure fait de l’existence du moi pensant et de l’existence du Dieu infini les moments d’une seule intuition : elle a sa racine dans la clarté et dans la distinction de la mathématique « pure et abstraite » ; elle a son application dans la clarté et dans la distinction d’une physique mathématique qui explique les phénomènes de l’univers comme objets de la géométrie spéculative. Le mécanisme de la nature et l’autonomie de l’esprit sont les deux faces solidaires de la science que l’homme constitue lorsque, attentif à lui-même, il déroule, par la seule spontanéité de son intelligence, les « longues chaînes de raisons », dont il appartient à l’expérience de prouver qu’elles forment en effet la trame solide des choses, indépendamment des apparences qu’y adjoint l’animalité des sens ou de l’imagination.

Cette intériorité de la pensée à la vérité, voilà quelle sera désormais la seconde assise, l’assise définitive, du spiritualisme occidental. Il y a presque trois siècles que le Discours de la méthode a terminé, décidément, le Moyen âge post-aristotélicien ; et depuis trois siècles le type de vérité, créé par l’avènement de la physique mathématique, n’a cessé, à mesure qu’il croissait en valeur objective, d’approfondir sa raison d’être, par un double appel aux initiatives humaines de l’invention analytique et de la technique expérimentale. Le savant prend conscience que son univers est d’autant plus réel qu’il s’éloigne davantage des apparences immédiates, des données sensibles, pour ramener des faits, toujours plus minutieusement précisés, à un réseau d’équations, toujours plus dense. Le langage mathématique, qui pouvait d’abord sembler si abstrait, pour ne pas dire si étrange, en face des aspects infiniment variés de la nature, est pourtant le seul dans lequel nous savons qu’elle accepte de répondre effectivement aux questions qui lui sont posées, le seul donc par quoi l’homme, acquérant la dignité de vérité, soit assuré de s’élever, par delà l’ordre de la matière et l’ordre de la vie, jusqu’à l’ordre de l’esprit. »

Est ici décrit la voie proprement philosophique et religieuse, qui va de la Nature vers l’Esprit, de l’Etre (des étants multiples, des apparences sensibles) vers l’UN.

Les trois ordres sont là, mais ce ne sont plus ceux de Pascal ; l’ordre suprême , qui contient voire même coïncide avec l’ordre de la charité, c’est l’ordre de l’esprit, et l’on s’y achemine non pas par la prière , le jeûne ou le culte (collectifs) mais par la mathématique universelle, mathesis universalis, seule à même de nous doter de normes intellectuelles absolues constituant une discipline de la vérité, des règles pour la direction de l’esprit.

Dieu est le Dieu intérieur, immanent, non pas « éternel » mais internel comme je dis pour ma part , et la mathesis universalis est la racine de la religion véritable, qui consiste à unir en une même intuition Dieu et le moi pensant (non plus le roseau pensant, qui est le moi vital) c’est à dire le moi spirituel lorsqu’il a triomphé du moi vital et ses pulsions animales :

« Une même présence de lumière intérieure fait de l’existence du moi pensant et de l’existence du Dieu infini les moments d’une seule intuition : elle a sa racine dans la clarté et dans la distinction de la mathématique « pure et abstraite » »

si j’osais, je dirais que Brunschvicg est un miracle : c’est le Christ revenu en un corps d’homme pour corriger toutes les erreurs accumulées (souvent au nom du christianisme) pendant les deux millénaires précédents
Mais je n’oserais pas, évidemment, car Brunschvicg n’aurait pas approuvé , traitant cela de balivernes mystiques…
En tout cas cela l’aurait bien fait rire et je suis certain qu’il devait aimer rire, mais rire intelligemment et de façon civilisée : aussi nos modernes amuseurs publics et leurs vulgarités ne lui auraient ils guère plu !

la relativité catégorique

http://www.slac.stanford.edu/econf/C0602061/pdf/21.pdf

 
Philosophiquement parlant on a ici la réalisation (plus de 70 ans plus tard) d’un mouvement de l’intelligence que Brunschvicg signalait (pour s’en féliciter) dans le « Progrès de la conscience »:
 
« un trait fondamental commun aux deux théories de la relativité c’est qu’elles sont indivisiblement physiques et mathématiques, sans qu’on puisse indiquer à partir de quel point la raison et l’expérience auraient commencé de collaborer ni à quel moment leur collaboration pourrait cesser. La géométrie est physique autant que la physique est géométrie. Autrement dit le caractère de la science einsteinienne est de ne pas comporter une phase de représentation imaginative qui précèderait la phase proprement mathématique…il n’y a pas de contenant défini en dehors du contenu : l’espace et le temps doivent être gagnés à la sueur de notre front. La continuité du labeur humain les tisse inséparablement l’un de l’autre »
 
et plus loin :
 
« le projet cartésien de mathématique universelle (= « mathesis universalis ») signifiait déjà ce que Pythagore et Platon semblent avoir pressenti , que l’intelligence des choses commence et finit avec leur mesure; mais l’interprétation exacte du primat de la mesure, et par suite de la vérité même du savoir scientifique, demeuraient voilées tant que l’opération de mesure se dissociait en deux moments supposés séparés : d’une part la forme du raisonnement mathématique, idéalité abstraite du mesurant, et d’autre part la matière de l’expérience physique , réalité concrète du mesuré.En fait Descartes avait échoué dans le passage du premier moment au second…. mais Newton n’était pas moins en échec; car après avoir lié la mécanique rationnelle à l’absolu divin de l’espace et du temps, il se reconnaissait impuissant à établir de façon positive la cause de la gravitation….

c’est par l’élaboration d’un type différent d’architecture que les théories de la relativité ont remédié aux défauts symétriques et contraires de l’édifice cartésien et du newtonien..par là peut on dire la théorie de la relativité confère à la physique mathématique l’unité du style classique »

Ceci rejoint l’analyse philosophique préliminaire du papier référencé en début d’article, qui met en opposition Descartes et Newton par rapport à la conception galiléenne de l’espace comme relatif aux « corps massifs ».

Mathématiquement, et grâce à la théorie des catégories (que Brunschvicg ne pouvait pas connaitre puisqu’elle est apparue en 1945), et spécifiquement à celle des groupoïdes, une notion plus primitive que celle d’espace temps est formée : le groupoïde des corps massifs ayant comme morphismes les vitesses relatives entre ces corps.

Un groupoïde est une catégorie où tous les morphismes sont des isomorphismes, c’est à dire possèdent un inverse.

Un groupe est juste un groupoïde à un seul objet : cet objet est le groupe, les morphismes (reliant cet unique objet à lui même) sont les éléments du groupe, l’élément neutre étant le morphisme identité.

http://ncatlab.org/nlab/show/groupoid

Dans ce papier il s’agit d’un « pair groupoid« , c’est à dire d’une groupoîde où tous les objets sont nuls (à la fois initiaux et terminaux).

http://ncatlab.org/nlab/show/codiscrete+groupoid

The codiscrete groupoid on a set is the groupoid whose objects are the elements of the set and which has a unique morphism for every ordered pair of objects.

This is also called the pair groupoid of X and sometimes the chaotic groupoid on X.

la théorie est développée plus loin ici :

http://www.space-lab.ru/files/pages/PIRT_VII-XII/pages/text/PIRT_X/Oziewicz_1.pdf

http://arxiv.org/find/math/1/au:+Oziewicz_Z/0/1/0/all/0/1

l’importance de la théorie des nombres

L’importance exceptionnelle de l’évolution de la théorie des nombres à la fois pour la philosophie ET la religion vraie saute aux yeux si l’on admet les admirables développements de Brunschvicg au début du « Progrès de la conscience » :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/progres_conscience_t1/progres_conscience_t1.html

(page 13)

«Ces observations contiennent le secret de l’histoire du pythagorisme. L’homo sapiens, vainqueur de l’homo faber, y est vaincu par l’homo credulus. Grâce aux démonstrations irréprochables de l’arithmétique pythagoricienne, l’humanité a compris qu’elle possédait la capacité de se certifier à elle-même, non pas des vérités qui seraient relatives au caractère de la race ou du climat, subordonnées au crédit des magiciens ou des prêtres, à l’autorité des chefs politiques ou des pédagogues, mais la vérité, nécessairement et universellement vraie. Elle s’est donnée alors à elle-même la promesse d’une rénovation totale dans l’ordre des valeurs morales et religieuses. Or, soit que l’homo sapiens du pythagorisme ait trop présumé de sa force naissante, dans la lutte contre le respect superstitieux du passé, soit qu’il n’ait même pas réussi à engager le combat, on ne saurait douter que le succès de l’arithmétique positive ait, en fin de compte, servi d’argument pour consolider, pour revivifier, à l’aide d’analogies mystérieuses et fantaisistes, les propriétés surnaturelles que l’imagination primitive associe aux combinaisons numériques. La raison, impatiente de déployer en pleine lumière sa vertu intrinsèque et son efficacité, s’est heurtée à ce qui apparaît du dehors comme la révélation d’une Parole Sacrée, témoin « le fameux serment des Pythagoriciens : « Non, je le jure par Celui qui a révélé à notre âme la tétractys (c’est-à-dire le schème décadique formé par la série des quatre premiers nombres) qui a en elle la source et la racine de l’éternelle nature… » Le caractère mystique du Pythagorisme (ajoute M. Robin) se révèle encore par d’autres indices : c’est caché par un rideau, que le Maître parle aux novices, et le fameux : Il l’a dit (αὐτὸς ἔφα) ne signifie pas seulement que sa parole doit être aveuglément crue, mais aussi que son nom sacré ne doit pas être profané » .

Il est à remarquer que le conflit des tendances n’est pas resté à l’état latent : il y a eu, sans doute vers la fin du Ve siècle, un schisme dans la Société pythagoricienne, et qui a mis aux prises Mathématiciens et Acousmatiques. Ceux-ci (et les expressions dont se sert M. Robin sont tout à fait significatives), « pour conserver à l’Ordre une vie spirituelle, parallèle à celle de l’Orphisme et capable de la même force d’expansion ou de résistance, s’attachèrent avec une passion aveugle à l’élément sacramentel et mystérieux de la révélation, à des rites et à des formules : les Acousmatiques ont voulu être des croyants et des dévots. Les autres, sans abandonner formellement le credo des premiers, en jugèrent l’horizon trop étroit : ils voulurent être, et eux aussi pour le salut spirituel de leur Ordre, des hommes de science. Mais cela n’était possible qu’à la condition de renoncer à l’obligation du secret mystique et de justifier rationnellement des propositions doctrinales. Aux yeux des dévots, ces savants étaient donc des hérétiques. Mais ce sont eux, hommes de la seconde génération pythagorique, qui ont transformé en une école de philosophie l’association religieuse originaire. C’est pourtant celle-ci, réduite à ses rites et à ses dogmes, qui a survécu jusqu’au réveil néo-pythagoricien. » (Op. cit., p. 67.)

Ainsi, dans l’évolution du pythagorisme se sont succédé ou se sont juxtaposées les formes extrêmes de la sagesse humaine et de la crédulité théosophique, correspondant elles-mêmes aux limites idéales du mouvement que nous nous proposons d’étudier dans le présent ouvrage. Toutefois, étant données l’incertitude et la confusion de notre information historique, pythagorisme et néo-pythagorisme demeurent comme au seuil de la conscience occidentale. Nous ne sommes capables de définir cette conscience qu’avec Socrate, c’est-à-dire avec le portrait qui nous a été laissé de lui par des Socratiques. A partir de ce moment, nous le savons, l’homme se rend compte qu’il a la charge de se constituer lui-même, en faisant fond sur un pouvoir pratique de réflexion qui lie la réforme de la conduite individuelle ou de la vie publique à la réforme de l’être intérieur. A partir de ce moment donc, la question se pose pour nous de savoir quel a été, dans le cours de la pensée européenne, l’usage effectif de ce pouvoir ; ce qui revient à esquisser une monographie de l’homo sapiens

suivre le progrès de la théorie des nombres, depuis l’époque des mathématiciens antiques (grecs) , puis à partir de sa « reprise » en Europe avec Fermat, Mersenne, etc…, cela consiste donc à opérer un travail de décantation et de discrimination (du vrai et du faux).

C’est un travail pratique de recherche de la vérité qui doit, selon Brunschvicg (et Descartes ou Malebranche) nous rénover moralement et religieusement.

car c’est intervenir directement sur le (très ancien) champ de bataille entre esprit régressif (hétéronomie) et esprit « moderne » (c’est à contre coeur que j’emploie ce mot, car je rejette la « modernité », qui devrait plutôt s’appeler « post-moderne ») et autonomie.

 

 

 

deux physiques, deux métaphysiques ?

les lignes suivantes sont extraites  de « Ecrits philosophiques, Tome 3 : physique et métaphysique »

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t3/ecrits_philosophiques_t3.html

« on se figure d’ordinaire que l’alternative est entre une physique qualitative comme celle d’Aristote et une physique mathématique comme celle des modernes, avec deux métaphysiques correspondantes. Mais justement Spinoza ne nous permet pas de nous en tenir à cet aspect superficiel; il nous oblige à pénétrer à l’intérieur du problème tant scientifique que philosophique, en opérant une distinction radicale entre deux types de physique mathématique: une physique proprement géométrique qui ne dépasse pas le deuxième genre de connaissance, et une physique proprement analytique qui conduit à l’intuition de pure intelligence, c’est à dire au troisième genre de connaissance…..ces deux types de physique commandent deux métaphysiques dont l’opposition radicale domine la structure de l’Ethique….sinon comment expliquer que dans un même système de déduction apparente se succèdent la 4 ème partie où la servitude de l’homme apparait comme la conséquence inéluctable du mécanisme universel (déterminisme) , et la 5 ème partie où l’intériorité du mathématisme assure à l’homme l’accès à la liberté divine? » 

ces considérations sont à rapprocher de cet autres texte intitulé « Sommes nous spinozistes ? » :

http://www.spinozaeopera.net/pages/l-brunschvicg-cs-v-3088293.html

qui se trouve aussi dans le tome I des écrits philosophiques :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1_tdm.html

 et dont j’extrais les passages qui suivent :

« L’apparence de construction, que l’on prête au spinozisme, tient à l’enveloppe scolastique dont on l’entoure lorsqu’on se représente l’âme et le corps comme formant, au contact l’une de l’autre, les deux moitiés d’une substance complète, et lorsque, envisageant chacune de ces substances complètes comme un empire dans un empire, on les juxtapose dans cette sorte d’espace métaphysique qui est le lieu intelligible de l’ancien dogmatisme. Mais il n’y a pas de place, même pour une apparence de construction, dans une doctrine de l’immanence rationnelle, qui commence par nier le réalisme spatial d’où procède la supposition de la pluralité des substances. Et s’il est vrai qu’un tel réalisme est apparenté, dans sa genèse historique et dans sa constitution logique, au type euclidien de déduction, qui sert de modèle aux démonstrations de l’Ethique, il est vrai aussi que la déduction euclidienne se réfère à l’intuition d’un espace donné partes extra partes. Or, pour que, (p. 55) chez Spinoza, l’étendue ait, comme la pensée, la puissance et la dignité d’un attribut, il faut bien que l’intuition d’un espace ainsi donné apparaisse encore comme une abstraction qui correspond à un stade auxiliaire du travail de l’imagination; il faut que l’Ethique lui oppose l’intuition, purement intellectuelle, d’une étendue qui est unité infinie et indivisible. Et cette opposition ne prend de sens qu’à la condition qu’on l’éclaire en remontant à son principe, à l’antithèse entre la géométrie d’Euclide qui astreint ses raisonnements à la considération des figures et la géométrie de Descartes qui s’en dégage entièrement, qui est analyse pure. Enfin, pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’une interprétation introduite, après coup et artificiellement, dans la pensée du XVIIe siècle, il convient de nous reporter aux pages les plus décisives peut-être que nous présente l’histoire de la philosophie moderne, celles où Descartes avertit expressement les auteurs des Secondes Objections aux Méditations Métaphysiques, qu’il est dangereux de traduire, dans l’ordre de la synthèse qui est l’ordre traditionnel de l’exposition, une philosophie toute nouvelle, caractérisée par le primat de lucidité rationnelle et de fécondité inventive qu’elle reconnaît à l’analyse….

Un premier point nous semble acquis : il n’est nullement nécessaire, pour être spinoziste, que nous nous asservissions au langage du réalisme substantialiste ou à l’appareil de la démonstration euclidienne. Peut-être serons nous d’autant plus près de Spinoza que nous aurons su mieux éviter les équivoques séculaires que l’un et l’autre entraînent avec soi. Le problème que nous rencontrons ainsi est analogue à celui que s’étaient posé les premiers qui se sont appelés eux-mêmes philosophes, les pythagoriciens. Il leur est arrivé de se demander ce que c’était que d’être pythagoricien; et ils se sont aperçus qu’ils faisaient à la question deux réponses contradictoires. Pour les uns, ceux que les doxographes désignent sous le nom significatif d’acousmatiques, être pythagoricien, c’est répéter, telles que l’oreille les a recueillies, les (p. 56) paroles du Maître, leur accorder le prestige d’un charme magique qui devra être, coûte que coûte, préservé de tout contact profane : le secret de l’initiation mystérieuse est, à lui seul, promesse d’élection et de salut. Pour les autres, pour les mathématiciens, il n’y a de salut que par la sagesse véritable, c’est-à-dire par la science, initiation lumineuse, dont aucune intelligence humaine n’est exclue. La constitution de la méthodologie mathématique apporte avec elle une norme d’infaillibilité, dont, nécessairement, la vertu se prolongera, de découverte en découverte, de génération en génération. Mais dans l’histoire, les acousmatiques l’emportèrent sur les mathématiciens; et leur victoire fut mortelle pour la civilisation de l’antiquité: l’avènement, éphémère, avec Pythagore, de l’homo sapiens, y a servi, en définitive, à ressusciter, par la théosophie du néo-pythagorisme, l’homo credulus du moyen âge homérique.Or, s’il est un philosophe qui ait pris soin de prévenir, à son propos, tout conflit entre acousmatiques et mathématiciens, nous pouvons dire que c’est Spinoza. Les premières pages du De Intellectus Emendatione relèguent expressement la connaissance ex auditu, la foi, au plus bas degré de la vie spirituelle, tandis que l’Appendice du de Deo rattache la destinée de l’humanité à la construction de la mathesis, qui a remplacé l’anthropomorphisme de la finalité transcendante par la vérité des raisonnements sur l’essence des figures et sur leurs propriétés. Avec Descartes, grâce à l’établissement du principe d’inertie, cette même mathesis qui, au temps de Platon, n’apparaissait dans sa pureté qu’à la condition d’envoyer promener les phénomènes, a pris possession du monde physique, du monde biologique et, partiellement, du monde psychologique. Spinoza lève les dernières restrictions que Descartes apportait encore à l’application de sa propre méthode, demeurant, comme il aimait à dire, fidèle à la religion de sa nourrice et mettant à part les vérités de la foi…

Ce que le Tractatus de intellectus emendatione appelait méthode, c’est identiquement ce que l’Ethique appelle conscience; et, pour nous, tout le spinozisme est là, dans cette identité de la méthode rationnelle et de la conscience adéquate, grâce à laquelle sont surmontées les difficultés du problème que la pensée moderne a posé avec le Cogito cartésien.Au point de départ du Cogito, il y a l’Ego : l’être, uniquement replié sur soi, semble se séparer de tout contenu spirituel, comme il est arrivé peut-être pour Montaigne, comme il arrive pour le Narcisse de M. Paul Valéry. Mais, au terme, n’y aura-t-il pas la Cogitatio, c’est-à-dire, selon l’expression suggérée à M. Valéry par la méditation de Léonard de Vinci, cette conscience accomplie qui se contraint à se définir par le total des choses? Or, l’Ethique opère le passage de la solitude du moi à la conscience de soi et des choses et de Dieu, qui est le privilège du sage. Pour cela elle ne fait appel à rien d’autre qu’à une présence; et la seule présence qui soit à la fois réelle et toute spirituelle, c’est la mathesis. Découvrant la nécessité de l’enchaînement universel, la mathesis intègre nécessairement à la conscience l’intelligence de cette nécessité. On est spinoziste quand on comprend qu’il ne saurait y avoir là deux nécessités, pas plus qu’il n’y a deux maladies, l’une dont souffre le malade, l’autre que le médecin guérit. Encore le domaine moral, où s’exerce la médecine de l’âme, a-t-il pour caractère que le malade et le médecin sont un seul et même homme. Cet homme ne peut pas ne pas être malade, tant qu’il se fait du monde une représentation lacunaire et discontinue, que l’imagination qualifie et passionne. Cet homme ne peut pas ne pas être guéri, lorsque l’univers s’est totalisé en lui par le progrès de la connaissance : combler lacunes et discontinuités, c’est du même coup avoir fait disparaître la maladie imaginaire qui était née de la détermination, c’est-à-dire de la négation, individualiste. Nous sommes libres, non parce que nous avons affirmé, dans l’abstrait, la volonté de nous libérer, non parce que nous avons été délivrés par une faveur du dehors et d’en haut, mais parce que la science concrète de la nature a enrichi notre être, (p. 62) parce que, parvenue à son unité totale, elle nous a rendu Dieu intime. La religion véritable a trouvé dans le naturalisme son point d’appui.Assurément, lorsque Spinoza se divertissait au spectacle des guerres civiles entre araignées ou de leurs batailles avec les mouches, c’est aux hommes qu’il songeait : il admirait l’impérialisme congénital à tout être qui fait de sa personne un absolu et qui travaille pour y subordonner le reste de l’univers. Or nous n’échapperons pas à la fatalité de la nature par l’orgueil de transcender l’humanité: humaine, trop humaine, est l’illusion d’une origine céleste, qui prétend arracher notre espèce aux lois de la réalité sublunaire, l’apparenter aux occupants sublimes d’un monde supralunaire. Dès le seizième siècle, la révolution de Copernic a détruit l’image de ce monde, que les analogies anthropomorphiques avaient peuplé. Puisque la matière du ciel et la matière de la terre sont une seule et même matière, les réalités célestes ne sont que des métaphores ruineuses; les espaces infinis entrent dans le silence éternel qui glaçait d’effroi Pascal. Mais la dignité de la pensée redressera l’homme, qui pouvait paraître d’abord accablé par le succès du savoir rationnel. Le réalisme métaphysique du moyen-âge imaginait un lieu intelligible qui se superposait, verticalement, matériellement, à l’espace sensible où nos yeux voient le soleil tourner autour de notre planète; l’idéalisme de la science moderne substitue, dans notre conscience, à cet espace sensible un espace intellectuel qui lui est numériquement identique, mais qui en est la vérité, l’espace où les yeux de l’âme, c’est-à-dire les démonstrations, permettent de constituer, hors de toute illusion géocentrique, les mouvements réels qui s’accomplissent effectivement….

C’est en niant l’espérance contradictoire d’une vie future, qui prolongerait en quelque sorte le temps hors du temps, que nous nous élevons jusqu’à la conscience de l’éternité qui est immanente au cours de la durée, au sentiment de l’existence radicale. Le paradoxe que présente le rétablissement religieux de l’Ethique est donc résolu du moment qu’une ligne de démarcation est tracée entre le surnaturel et le spirituel. La réflexion de Spinoza sur la scolastique juive l’avait averti que la métaphysique d’Aristote se développait sur un plan parallèle à la cosmogonie de Moïse: c’est dans une même vision anthropocentrique du monde que prennent place la hiérarchie des créatures angéliques et les âmes bienheureuses des astres. Par contre, l’avènement du cartésianisme explique pourquoi il y a dû y avoir un Nouveau Testament, et quel en a été le bienfait décisif : à la Bible de l’imagination a succédé l’Evangile de la raison. Le Logos, conçu désormais sub specie quadam aeternitatis, est dégagé de toute subordination aux formes verbales qui paraissent l’incarner en un certain pays et pour un certain temps. L’universalité de la lumière naturelle, par laquelle Dieu se communique à l’homme d’esprit à esprit, sans se laisser matérialiser dans aucun symbole extérieur à l’intelligence, ne souffre plus d’être brisée par l’institution contradictoire de catholicités restreintes, et divisées contre elles-mêmes. A la science virile correspond la religion virile, celle qui se conforme, avec une entière sincérité, à l’exigence de vérification que Bossuet avait proclamé dans le texte classique : Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet…..

Toutes ces puissances mystiques sont, nous le savons en toute évidence, des puissances trompeuses; car elles érigent en objet réel la simple représentation de leur objet; ce qui est proprement, selon Kant, la définition de la folie. De fait, et les analyses de William James en témoignent suradondamment, chaque fois que l’homme s’arroge le privilège de facultés qui auraient dû l’élever au-dessus de l’humanité, ç’a été pour revenir en arrière, pour soustraire à l’examen de la raison ses croyances d’enfant, empruntées elles-mêmes à l’enfance de notre espèce. Mais, du moment que de telles facultés n’existent pas, qu’il n’y a même pas de facultés du tout, que l’imagination correspond seulement à un premier déploiement d’activité intellectuelle, encore partiel et incomplet, alors, de la religion capable de traverser l’épreuve du feu en surmontant les causes de déviation et de corruption que le génie de Kant a signalées, nous ne devrons pas nous contenter de dire qu’elle est une Religion dans les limites de la simple raison, qui pourrait encore espérer, du clair-obscur de la tradition ou de l’inconscient, quelque complément et quelque secours. Elle est la religion rationnelle, c’est-à-dire, comme le pensait Spinoza, la religion absolument parlant, de même que la physique rationnelle est la physique absolument parlant. C’est pourquoi, dans la mesure où nous saurons nous mouvoir de la science à la religion, comme de la vérité à la vérité, sans rompre l’unité indivisible de l’esprit, sans renoncer à la pleine lumière de la conscience, nous aurons le droit de dire que nous sommes spinozistes. »

Il me semble que le second texte éclaire le premier, assez court et obscur.

Ce que Brunschvicg appelle  physique « analytique » et « géométrique » a fort peu à voir avec les disciplines, ou formes, mathématiques de l’analyse et de la géométrie.

 La « physique géométrique » est celle qui part de principes (ou d’axiomes) considérés comme définitifs pour en déduire selon une synthèse du type de celle d’Euclide tous les théorèmes ultérieurs. Il nomme « analytique » l’approche qui en reste au stade de la découverte, de l’invention, qui peut établir des systèmes d’axiomes temporaires pour la facilité de l’exposition, mais ensuite les dépasser.

C’est Descartes qui a établi l’ordre analytique qui est celui de la raison en acte (et qui mathématiquement devrait plutôt être appelé algébrique, si l’on examine son oeuvre mathématique); mais l’ironie de l’histoire est que sa physique en est restée au stade géométrique, et n’a pas survécu, dépassée par Newton et ses successeurs .

 La mécanique rationnelle, si belle , de Lagrange serait elle considérée par Brunschvicg comme « géométrique » ?

sans doute, et ici on pourrait discuter, car cette mécanique a eu de grands achèvements, et continue d’être féconde intellectuellement.

Le passage de la servitude du livre IV à la liberté spirituelle de la mathesis (de l’idéalisme mathématique) du livre V de l’Ethique est le même que celui de la première physique, « géométrique » et déductive, à la seconde, adéquate à l’intuition intellectuelle , qui « transporte notre pensée » (mais pas notre corps, heureusement) dans le Soleil, ou dans les autres galaxies.

Un autre passage que j’ai souvent cité est lui aussi spécialement « illuminant » sur ce sujet :

« il ne s’agit plus pour l’homme de se soustraire à la condition de l’homme. Le sentiment de notre éternité intime n’empêche pas l’individu de mourir, pas plus que l’intelligence du soleil astronomique n’empêche le savant de voir les apparences du soleil sensible. Mais, de même que le système du monde est devenu vrai le jour où la pensée a réussi à se détacher de son centre biologique pour s’installer dans le soleil, de même il est arrivé que de la vie qui fuit avec le temps la pensée a fait surgir un ordre du temps qui ne se perd pas dans l’instant du présent, qui permet d’intégrer à notre conscience toutes celles des valeurs positives qui se dégagent de l’expérience du passé, celles là même aussi que notre action réfléchie contribue à déterminer et à créer pour l’avenir. Rien ici qui ne soit d’expérience et de certitude humaines. Par la dignité de notre pensée nous comprenons l’univers qui nous écrase, nous dominons le temps qui nous emporte; nous sommes plus qu’une personne dès que nous sommes capables de remonter à la source de ce qui à nos propres yeux nous constitue comme personne….

 le propre de l’esprit est de s’apparaitre à lui même dans la certitude d’une lumière croissante, tandis que la vie est essentiellement menace et ambiguïté. Ce qui la définit c’est la succession fatale de la génération et de la corruption. Voilà pourquoi les religions, établies sur le plan vital, ont beau condamner le manichéisme, il demeure à la base de leur représentation dogmatique… ce qui est constitutif de l’esprit est l’unité d’un progrès par l’accumulation unilinéaire de vérités toujours positives. L’alternative insoluble de l’optimisme et du pessimisme ne concernera jamais que le centre vital d’intérêt; nous pouvons être et à bon droit inquiets en ce qui nous concerne de notre rapport à l’esprit, mais non inquiets de l’esprit lui même que ne sauraient affecter les défaillances et les échecs, les repentirs et les régressions d’un individu, ou d’une race, ou d’une planète. Le problème est dans le passage , non d’aujourd’hui à demain, mais du présent temporel au présent éternel. Une philosophie de la conscience pure, telle que le traité de Spinoza « De intellectus emendatione » , en a dégagé la méthode, n’a rien à espérer de la vie, à craindre de la mort. L’angoisse de disparaitre un jour, qui domine une métaphysique de la vie, est sur un plan; la certitude d’évidence qu’apporte avec elle l’intelligence de l’idée, est sur un autre plan« 

Orient et Occident ?

L’Orient, de loin, c’est quelque chose. De près, c’est beaucoup de choses, les unes que l’Occident a connues, et les autres qu’il ne connaît pas, dont l’Orient lui-même est loin d’avoir jamais pris conscience

le début de “L’humanisme de l’Occident” de Brunschvicg :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/ecrits_philosophiques_t1/ecrits_philosophiques_t1.html

est en quelque sorte un prodigieux survol de 2000 ans de philosophie et de religions, qui avait été pour moi analogue à un “coup de tonnerre” (éveilleur, salvateur) lorsque je l’avais lu pour la première fois il y a bien longtemps.

La seule boussole qui doit nous orienter ici  peut se résumer par ce principe fondamental du malebranchisme et du cartésianisme :

suivre uniquement les idées claires, lumineuses, évidentes, et laisser de côté les idées confuses

facile à dire, mais quand on prend conscience que la quasi totalité de nos “idées” est constituée d’idées confuses, à un degré ou un autre…

Brunschvicg, dans cet ouvrage et bien d’autres, lit et commente Descartes, Malebranche et Spinoza, rien de plus indiqué que de commencer par étudier à fond ce qu’il dit, pour vraiment comprendre l’enjeu de ces études, qui est immense, j’en suis certain…

La civilisation d’Occident affleure, dans l’histoire, avec l’arithmétique de Pythagore, avec la maïeutique de Socrate. Et certes, à travers les siècles de la décadence hellénistique, Pythagore et Socrate retomberont au niveau où les légendes orientales laissent leurs héros : ils deviendront maîtres de divination ou faiseurs de miracles. Cependant il suffit de savoir qu’un schisme s’est produit effectivement à l’intérieur de l’école pythagoricienne, entre acousmatiques et mathématiciens, c’est-à-dire entre traditionalistes de la fides ex auditu et rationalistes de la veritas ex intellectu, pour avoir l’assurance que, bien avant l’ère chrétienne, l’Europe a conçu l’alternative de la théosophie et de la philosophie sous une forme équivalente à celle qui se pose devant la pensée contemporaine

“Et la même opposition, Orient et Occident pour parler un langage géographique, mais qui est aussi moyen âge et civilisation du point de vue historique, enfant et homme du point de vue pédagogique, a fait le fond de la littérature platonicienne. Quel est le rapport de la mythologie, fixée par le « Moyen âge homérique », à la dialectique issue des progrès de la mathématique ? Le problème s’est resserré sur le terrain de l’astronomie où devaient entrer en conflit, d’une façon décisive, le spiritualisme absolu de Platon et le réalisme d’Aristote. La valeur essentielle de la science, suivant Platon, est dans son pouvoir d’affranchissement à l’égard de l’imagination spatiale. Telle est la doctrine qui est au centre de la République. Selon le VIIe Livre, l’arithmétique et la géométrie ont une tout autre destinée que d’aider les marchands dans leur commerce ou les stratèges dans la manœuvre des armées ; elles élèvent l’âme au-dessus des choses périssables en lui faisant connaître ce qui est toujours ; elles l’obligent à porter en haut son regard, au lieu de l’abaisser, comme on le fait d’habitude, sur les choses d’ici-bas