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Paul Nizan : démission des philosophes

le texte où Nizan s’en prend aux « maîtres » idéalistes (en premier lieu Brunschvicg) est ici, page 123 à 132 du document pdf (129 à 138 dans la pagination de l’article) :

http://atheles.org/lyber_pdf/lyber_379.pdf

ce texte est une partie du fameux livre polémique  « Les chiens de garde » (1932)….

Nizan s’en prend à la philosophie de son temps, qui est l’idéalisme, et qui a régné en France sur plus d’un siècle, jusqu’en 1944 année de la disparition de Brunschvicg.

Il accuse les philosophes de ce temps de démission :

« nous vivons dans un temps où les philosophes s’abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence. Il existe un scandaleux écart entre ce qu’énonce la philosophie et ce qui arrive aux hommes, en dépit de sa promesse »

et, bien sûr, c’est Brunschvicg qui est le principal visé, en tant que maître incontesté de cette philosophie :

« quand on entend Mr Brunschvicg qui est le plus grand homme de cette pensée là faire un cours sur la technique du passage à l’absolu, on ne voit pas comment ces bacilles de l’esprit, ces produits tératologiques de la méditation pourraient expliquer aux hommes vulgaires ….. la tuberculose de leurs filles, les colères de leurs femmes, leur service militaire et ses humiliations, leur travail , leur chômage, les vacances, les guerres, les grèves et..etc.. »  (page 130)

(je n’ai jamais suivi de cours de Brunschvicg, et pour cause, mais je ne crois pas qu’il ait jamais enseigné de technique du passage à l’absolu ! )

Nizan , pour la clarté de l’exposition , distingue deux philosophies, et c’est à la seconde seulement qu’il fait procès :

« il y a deux espèces de philosophie … ou mieux deux genres de méditation…la première concerne la connaissance du monde, la seconde l’existence des hommes »

la première philosophie « prolonge et commente la science », la seconde « traite les problèmes qui intéressent la position des hommes par rapport au monde et à eux mêmes« .

Or il est évident que la philosophie de Brunschvicg, ou la philosophie selon Brunschvicg, qui peut se définir comme la « conscience intellectuelle de l’activité scientifique« , ou pensée réflexive prenant conscience de l’évolution des sciences et de son impact sur la conscience morale et religieuse, est à la fois l’une et l’autre : réflexion sur la science (la connaissance du monde) et sur l’existence humaine.

C’est bien ce que lui reproche Nizan, (accusation dont il exempte Perrin, Rabaud, Meyerson et Einstein, qui certes prennent position sur les problèmes de l’humanité, mais à titre privé, pas au titre de savants ou de philosophes).

page 135 :

« mais il existe chez les philosophes du second genre une certaine idée de leur mission propre, ..attachée à l’accomplissement de leur spécialité.

Mr Brunschvicg  se rend compte qu’il a, comme philosophe et non plus comme personne privée, une certaine obligation à remplir et certains modèles à imiter »

et là (merci Nizan) il livre une citation de Brunschvicg qui pour lui est certainement ridicule, mais que moi je trouve absolument extraordinaire :

« les héros de la vie spirituelle sont ceux qui , sans se référer à des modèles périmés, à des précédents devenus anachroniques, ont lancé en avant d’eux mêmes des lignes d’intelligence et de vérité destinées à créer un univers moral de la façon dont elles ont créé l’univers matériel de la gravitation et de l’électricité »

il faut ici, pour comprendre, garder à l’esprit la conception de Brunschvicg selon laquelle l’univers réel, c’est celui des équations de la physique, et non pas un « prétendu » espace réel qui existerait « à l’extérieur de notre pensée ».

La science doit être dépassée dans une activité spirituelle-religieuse, fondée sur elle, qui crée un univers moral.

Il y a ici, selon moi, dialogue de sourds et incompréhension totale , de la part de Nizan, de ce qu’est la pensée de Brunschvicg et de ce qu’est la vraie philosophie, appelée par lui « christianisme des philosophes ».

Celle ci n’ordonne ni ne commande rien (nous ne sommes pas dans l’univers islamique !) , mais elle dit simplement que celui qui veut progresser moralement et religieusement et « s’acheminer vers le centre lumineux de la conscience qui est Dieu » , selon le « mouvement que nous avons toujours pour aller plus loin », doit dépasser le moi vital et ses exigences pour le remplacer par le moi spirituel (cf premier chapitre de « Raison et religion »)

l’alternative, qui définit la nécessité d’une orientation, est absolue : ou le moi vital, ou le moi spirituel !

« Il faut  qu’il croisse et que je diminue »

aussi la convocation par Nizan des dernières lignes du « Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale » marque t’elle encore une fois cette incompréhension :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/progres_conscience_t2/progres_conscience_t2.html

(je cite la fin de manière un peu plus étendue pour faire mieux comprendre les lignes citées par Nizan)

« Il faudra donc conclure qu’en dehors de la présence de l’unité dans une conscience qui sait n’être radicalement extérieure à rien, il n’y a rien, non point parce qu’on a été incapable de rien trouver, mais parce qu’il n’y avait rien en effet à chercher. Conclusion négative, pour une théologie de la participation à l’être selon l’absolu imaginaire de la synthèse ; conclusion positive pour une philosophie de la participation à l’unselon le progrès continu de l’analyse, et qui ne prendrait une apparence d’incomplétude et de déception que si l’on n’était point parvenu à faire un strict départ entre les exigences de l’une et de l’autre conception. Lorsqu’on rêve encore d’une philosophie transcendante à la vérité de la science, d’une religion transcendante à la vérité de la philosophie, il est inévitable que l’on continue à laisser s’interférer le langage de ces deux conceptions ; et c’est à ce phénomène d’interférence qu’est dû l’aspect dramatique et tourmenté des vingt-cinq siècles dont nous avons essayé d’esquisser l’évolution intérieure. Au moment où était attendue la plus grande lumière, à la cime de la spiritualité, le maximum d’obscurité s’est produit : nuit mystique, inconscient, néant. Ainsi, comme dit quelque part Amiel, « les contradictions se vengent. » (B. III, 397.) Ou l’homo sapiens aura l’énergie de les surmonter, ou il subira le châtiment de sa faiblesse. Pour faire face aux dangers qui, aujourd’hui autant que jamais, le menacent dans son avenir terrestre, pour ne pas avoir à recommencer son histoire, il faut donc qu’il en médite sérieusement le cours, qu’il sache transporter dans le domaine de la vie morale et de la vie religieuse cette sensibilité au vrai, défiante et délicate, qui s’est développée en lui par le progrès de la science, et qui est le résultat le plus précieux et le plus rare de la civilisation occidentale. La vérité délivre, à la condition seulement qu’elle soit véritable. »

je ne vois pas comment on peut voir là , comme le fait Nizan, le « bréviaire philosophique de l’univers où tout est bien qui finit bien  » !!

la voie tracée par Brunschvicg est d’une difficulté extrême, qui dépasse absolument toutes les possibilités de l’homme ordinaire.

Si j’osais, je dirais qu’elle est réservée au Surhomme véritable, qui n’est pas forcément celui de Nietzsche (mais je n’oserai pas, car ce serait faire injure à la pensée de Brunschvicg).

En fait cette voie est ouverte à tout être humain (même moi !) mais elle exige un travail d’ascèse intellectuelle  et pratique tellement ardu que bien peu la suivront.

Et c’est pourquoi , probablement, « tout ne sera pas bien qui finit bien« , car l’homo sapiens devra subir les « châtiments de sa faiblesse« , comme nous le craignons de plus en plus aujourd’hui si nous ouvrons les journaux !